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bonne pour ceux qui aiment la glace, le journal et la chique ; mais moi, ça ne me convient guère. Je me suis engagé pour trois mois, j’en ai encore pour six semaines, et après ça, du diable si on m’y repince ! » L’incognito du prince était trahi. Les officiers supérieurs sont venus lui faire les honneurs du camp. Moi, j’étais assez curieux des dires du soldat. J’en attrape un, encore un Français, qui me parle ainsi : « Il n’y a pas ici un Américain sur dix soldats, tous Allemands, Irlandais, Suisses, Hongrois, Italiens, quelques Français et Canadiens. Voyez-vous, l’homme qui n’a plus de travail aime encore mieux s’engager dans l’armée de l’Union que de crever de faim. On mange au moins un peu de pain ; mais on n’est pas forcé de se faire tuer pour des gens qui aiment mieux rester dans leurs boutiques que d’aller arranger eux-mêmes leurs affaires de coton à coups de fusil. Et puis il faut voir comme on est commandé ! Un notaire, un coiffeur, un apothicaire lève une compagnie ou un bataillon qu’il intitule régiment, et il s’en fait nommer colonel ou capitaine. On vous promet des alouettes toutes rôties, avec sauce à la victoire ; mais au premier coup de clarinette (fusil), notre colonel le notaire ou notre capitaine le perruquier, qui savait peut-être bien se servir de la plume ou du fer à papillotes, mais qui ne connaît pas Jeannette (le sabre), décampe, emporté par la peur pendant douze lieues, avec des soldats de quinze jours. Voyez-vous, voilà ce qui s’est passé à Bull’s-Run. Je suis nommé caporal, parce que je sais quinze mots d’anglais. Je mets l’autre jour un soldat américain en faction, il m’en demande la raison. Que voulez-vous que je fasse de soldats qui veulent l’explication d’en avant marche ? Chacun ici veut bien commander, mais personne ne veut obéir, et c’est comme ça, voyez-vous, du plus petit au plus grand. » J’avoue que je restai abasourdi de ces révélations. Je ne m’attendais pas à trouver une armée de volontaires si volontaires.

Après avoir vu quelques pelotons manœuvrer assez mal, nous revenons au yacht, et ce soir je parcours la ville. Tous les édifices publics illuminés ; la population en fête par les rues ; d’énormes chars couverts de lauriers et de jeunes filles enrubannées et fleuries, qui agitent des drapeaux à la lueur des torches ; la corporation des pompiers de New-York avec les pompes éclairées de lanternes aux couleurs de l’Union, rouge, blanc, bleu ; la milice sous les armes, musique en tête ; les femmes et les enfans grouillant et piétinant dans la boue sur la grève de La Batterie ; les hommes jouant des coudes ; les musiciens se faisant place avec leurs trombones et leurs ophicléides ; les tavernes pleines de buveurs ! Que diable va-t-il se passer ? — Où sont-ils ? Est-ce qu’ils arrivent ? — Qui ? quoi ? Est-ce une victoire remportée, une revanche de Bull’s-Run ?