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les pins pour faire des baraques, des treuils et des planches à l’usage des mineurs. Des parties de forêt ont été brûlées sur pied. On se promène au milieu de tisons noircis de cinquante pieds de haut. Des arbres abattus sont jetés sur les marges des chemins. Des blocs de pierre entravent encore ces communications ébauchées ; les chargemens sont traînés sur des civières par une maigre vache ou un cheval efflanqué. Six cents mineurs sont là, faisant des trous, brisant des roches. Ce sont des hommes grands et forts, à la figure triste et comme préoccupée. Ils gagnent, dit-on, 50 francs par jour. Est-ce pour cela qu’ils ont perdu leurs chansons et leur somme ? Vêtus d’une chemise de laine rouge, d’un large pantalon de drap qui entre dans des bottes fortes, coiffés d’un chapeau ciré, et portant toute leur barbe au visage, un grand couteau à leur ceinture, ils détruisent et saccagent. C’est leur mission. Cette forêt violée et navrée sera peut-être un grand établissement, une ville riche et vaste. Ces chemins impraticables seront des rues, ces cabanes de bois des hôtels, ces forêts brûlées des places opulentes, ces traîneaux des équipages, ce fiord désert un port fréquenté, ces sombres et maigres mineurs des bourgeois vermeils et pansus. Ils ont le sentiment tout américain du progrès rapide et du succès assuré. Déjà, sur le passage du prince, ils ont abattu trois arbres en un clin d’œil et dressé une planche sur laquelle l’un d’eux avait écrit : Napoleon street. Cette cité sera ou ne sera pas, selon que l’or, qui est beau et pur, sera abondant ou non, on ne le sait pas encore ; mais ce qui est certain, c’est que, si la chose est possible à l’homme, la chose se fera. Ce n’est pas ici comme chez nous, où l’on quitte et reprend des projets pour les quitter encore et les abandonner ensuite. Voilà ce qui se dit autour de moi et ce que je crois vrai, puisque tout le monde l’a écrit. Les roches de quartz percent le sol. C’est là que se trouve le métal ; il est tantôt en minces filons dans le roc, tantôt en pépites menues. Je n’ai pas vu de beaux échantillons, et en examinant les débris de caillou je n’ai pas aperçu une parcelle d’or. On a commencé des puits d’extraction, mais jusqu’ici on n’a fait que briser la pierre à fleur de terre.

Je suis revenu avec Orange et Monnier attendre le prince dans les canots. Un mineur ivre-mort nous a suivis, acharné à nous vendre son lot ou à nous associer à son avenir. Il était si cupide, malgré l’état divin où Bacchus l’avait mis, que nous l’avons renvoyé à son whisky ; après cela, moi qui ne suis pas chercheur d’or, j’ai fait un croquis de la future cité, et j’ai péché avec les matelots des poissons inconnus.

Les côtes de Tangiers à Halifax présentent toujours le même as-