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faire des prodiges d’équilibre pour manger et boire sans rien renverser. Notre poisson, accommodé aux pommes de terre, est d’autant meilleur que nous l’avons pris nous-mêmes. On fait du feu au salon, et nous nous chauffons comme en plein hiver.

Saint-Pierre-Miquelon, 19 juillet.

À cinq heures du matin, le prince me fait lever pour voir le paysage. Je m’habille en hâte, je mets ma culotte à l’envers, mon gilet par-dessus mon paletot ; je ne sais ce que je fais. C’est quelque nouveau pic des Açores, ou l’île de Robinson Crusoé pour le moins. Il est joli, le paysage ! Rien que le brouillard, de plus en plus épais et de moins en moins chaud, huit degrés en plein juillet. J’ai eu bien envie, pour me venger, de faire semblant de voir des palais arabes illuminés de soleil ; mais ma figure déconfite eût mal soutenu mon dire.

Pendant que des bandes de marsouins viennent lutiner le yacht, le rideau se lève enfin à dix heures sur une terre basse et rocailleuse. C’est l’Amérique ! L’abord n’est pas séduisant par ici. Ce portique de froid et de brumes, ces petits récifs inhospitaliers, n’éveillent pas l’imagination et ne réjouissent pas le tempérament comme l’aspect rose et chaud des côtes d’Afrique couronnées par le majestueux Atlas. On se sent bien entrer par là dans un monde nouveau. Ici, c’est comme un rêve triste qu’on a déjà fait. Nous entrons dans le port de Saint-Pierre-Miquelon. Le commandant de place vient recevoir le prince et lui faire les honneurs de la colonie. C’est un militaire d’environ cinquante ans, d’une corpulence solide, d’une taille moyenne, d’une assez belle figure colorée. Cet homme aux manières rondes et franches, que rien ne signale à l’attention du voyageur dans l’humble poste qu’il occupe aux rives d’un pays effacé et comme caché dans les brumes de l’Océan, a rempli la France et l’Europe de son nom et de sa personnalité à l’époque d’un procès dont le fond est resté mystérieux. C’est M. Émile de La Roncière.

Nous pénétrons dans l’île. Ils appellent ça un pays ! Ils viennent d’avoir vingt jours de brouillard. Ils se pavanent sous un soleil de douze degrés, et dans un mois ils auront de la gelée ! Où es-tu, mon gros bon soleil de la Mitidja, avec tes parfums de myrte et d’oranger ? Ici tout sent la morue. Sur les cailloux du rivage où elle sèche, sur la tourbe où elle pourrit, sur les perches où elle pue, il y en a partout. On la respire à trois lieues à la ronde. Toute l’île n’est qu’un laboratoire pour préparer, conserver et expédier la morue. Du reste pas un arbre, pas un arbuste qui dépasse vingt