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passe devant nous, nous envoie des fusées et s’illumine de feux de Bengale. On lui rend sa politesse. Au milieu de l’Océan, à trois ou quatre cents lieues de toute terre, il est assez fantastique de se trouver en pleine illumination de feu d’artifice. Cet éclairage faux et chatoyant ne semble pas fait pour l’immense solitude. Qu’en pensent les poissons et les coquillages ? admirent-ils notre savoir-faire ou se moquent-ils de nous dans leurs grottes profondes ? Peut-être que, comme bien des gens qui ne regardent jamais ce qu’ils n’ont pas toujours vu, ils n’en disent rien et n’en pensent pas davantage.

18 juillet. — Dans mon enfance, quand tu me parlais de Terre-Neuve, je confondais toujours l’île avec le banc, et je bâtissais dans ma tête tout un monde de fantaisie. C’était une immense terre de sable à fleur d’eau, peuplée de pêcheurs en vestes brunes et en bonnets rouges comme des Napolitains de théâtre. J’y voyais des Lapons emmitouflés de fourrures, se prélassant dans leurs traîneaux tirés par des chiens cornus ou des rennes en forme de chien, et venant faire le commerce des pelleteries dans les villages entourés de carrés de choux et de pommes de terre. Je ne m’attendais guère alors à voguer un jour sur ce pays de mes rêves, et à reconnaître que les carrés de légumes sont des algues à soixante brasses au-dessous de la quille du bâtiment, ce qui nous permet de naviguer à notre aise sans crainte de toucher, et les habitans de ce pays imaginaire, des cabillauds qui ne voient le soleil que pour être convertis en morues. Quand je dis le soleil, ce n’est pas le mot, il est inconnu dans ces parages, et malgré nos habits de drap et de caoutchouc nous sommes tous gelés. On prétend cependant que nous sommes dans la canicule. Le brouillard est tellement épais qu’on ne voit pas toujours l’avant du navire, ce qui n’empêche pas tout le monde de se livrer à la pêche. On stoppe, un canot est mis à la mer et va tendre des lignes. C’est maintenant que, la barque me servant de point de comparaison, je peux bien juger de la dimension de la houle qui se lève comme une grande montagne ou se creuse en profondes vallées peuplées de goélands et d’alcyons. La pêche dure à peu près deux heures. Les morues prises à l’hameçon sont éventrées à mesure, écorchées et salées. Le docteur Bérenger trouve dans leur estomac des coquillages entiers très intéressans, plus des ténias et des botryocéphales. Soyez donc cabillaud pour avoir les mêmes maladies que l’homme ! La mer grossit, on repart, les lames balaient le pont, et le soleil se couche sans qu’on s’en aperçoive. En attendant la rencontre possible de quelqu’une de ces îles de glace flottante appelées ice-berg, qui, poussées par les courans du nord, viennent flotter ou s’échouer, en juillet et août, jusque sur les bancs de Terre-Neuve, nous nous mettons à table, où il faut