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taches, leurs grands anneaux d’or aux oreilles, le long fez rouge, pointu, sans floche, sans turban, le grand sabre à poignée de corne, à garde de fer, maintenu presque horizontalement sous le bras par une grosse torsade de soie rouge ou jaune sur une tunique blanche, le petit burnous court et raide sur les épaules. Il me semblait voir les fameux janissaires. Nous circulons au milieu des groupes. À notre approche, quelques enfans se sauvent dans des coins obscurs : des portefaix nous jettent des regards méfians ou haineux, mais pas un geste, pas une injure. Si nous eussions eu la fantaisie de nous promener dans la campagne, nous aurions bien pu recevoir quelques coups de fusil en manière de politesse ; mais à la porte d’Algéziras, où le fanatisme religieux n’a rien à voir, on n’est pas plus en sûreté.

Guidés par un jeune Youdi, nous grimpons à la Kasbah pour rejoindre le prince et la princesse. La cour du palais du gouverneur est tout aussi sale que le reste de la ville. Des pavés pointus, disjoints, des tas de fumier, des trous à se casser le cou : pas un brin d’herbe : quelques soldats assis le long de la muraille sur un filet d’ombre : des chevaux d’un gris violacé qui se vautrent au soleil dans des ordures, au milieu des harnais et des selles de velours rehaussé de cuivres brillans ; deux ou trois autres chevaux attachés par les jambes de devant à une longue corde, ceux du gouverneur entravés de la même façon dans leur grande écurie, dont le toit est écroulé depuis longtemps : voilà les splendeurs de l’entrée. Nous pénétrons dans le palais : les schaous (moitié aides-de-camp, moitié huissiers) nous prient d’attendre que le gouverneur ait fait un peu de toilette pour nous recevoir. Un esclave nègre nous offre le café. La pièce ou plutôt la cour où nous attendons est vaste, entourée d’arcades et de colonnes grecques de la plus belle époque. Au milieu de cet atrium, un jet d’eau gazouille dans un bassin de marbre blanc. Il y avait là, pour tout meuble, deux petites caisses peintes en vert où poussaient des pieds de reine-marguerite, une cafetière en fer-blanc et un plateau de cuite chargé de tasses françaises de fort mauvais goût, en porcelaine blanche à filet d’or, sans cuillers, sans soucoupes et sans anses.

Après avoir traversé des couloirs, des antichambres et des chambres absolument vides, nous escaladons trois marches d’une dimension exagérée, et nous sommes dans le cabinet de travail du prince Muley-Abbas, plénipotentiaire chargé de conclure la paix avec l’Espagne. C’est un grand jeune homme gras, au visage basané, au nez arqué, aux lèvres épaisses surmontées d’une soyeuse moustache noire, au regard doux et limpide. Rien en lui n’annonce la ruse, c’est la mine de ce que nous appellerions un bon garçon. Il salue à