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passé de son peuple, la lui présenter comme l’âme même de toute son existence séculaire. Avec autant d’art que de conviction, il s’efforçait de prouver que la Pologne a de tout temps réalisé l’idéal d’une nation chrétienne, toujours désintéressée pour elle-même, toujours dévouée à l’humanité, et il en trouvait la preuve jusque dans les calamités qui ont fini par accabler le pays. Là est le seul côté contestable de sa généreuse doctrine ; là même, à certains égards, est ce qu’elle a de dangereux. On ne peut nier que l’histoire de Pologne ne porte en elle un grand cachet de générosité chevaleresque et de sacrifice. Ce peuple a toujours défendu le christianisme contre ses plus dangereux ennemis, ne déniaisant rien à l’Europe en échange des services rendus, ne prétendant à aucun salaire, ne s’étonnant même pas de l’ingratitude. Notons aussi que l’histoire de ce pays n’a jamais connu ces cruautés, ces régicides, ces révolutions de palais et ces guerres de religion qui ont ensanglanté les annales de tant de peuples, et que la Pologne a toujours donné un asile généreux à toutes les victimes de la persécution : c’est dans son sein que se réfugiaient les Juifs, les émigrés des guerres des hussites, de la réforme et de trente ans, et ils y ont trouvé non-seulement la tolérance la plus large, mais même la faculté étrange de se régir d’après leurs lois, propres il faut bien le dire toutefois, plus d’un de ces mérites tenait d’un défaut autant que d’une qualité, et a été plutôt l’effet d’une générosité irréfléchie que le résultat d’une volonté ferme et raisonnée. C’est une vertu en définitive, si l’on veut, mais une vertu singulièrement favorisée par l’imprévoyance et l’insouciance de l’esprit national. Si donc le penseur ne peut accepter sans réserve cette glorification d’un peuple dans tout son passé, il protestera bien plus énergiquement encore contre l’extension de cette idée aux temps mêmes de la décadence, contre cette image du Christ des nations à laquelle l’auteur de l’Aurore et des Psaumes a donné un développement si étrange. La Pologne, selon l’auteur anonyme, n’a pas seulement été crucifiée comme le Christ pour ressusciter comme lui, elle est morte aussi volontairement pour racheter les péchés des autres nations, elle est morte pure de toute faute et de tout reproche !… Est-il besoin de réfuter une telle doctrine ? Outre ce qu’elle a de profondément orgueilleux et peut-être même d’irréligieux, elle blesse la vérité historique et cache plus d’un poison pour ceux-là mêmes dont elle est destinée à raviver la foi.

Malheureusement la Pologne n’a que faire de prétendre expier les fautes des autres nations ; elle ne plie déjà que trop sous le fardeau de ses propres fautes. Elle n’a pas le droit de se proclamer innocente de ses calamités : elle y a contribué pour la plus grande