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d’elle un de ces petits chapeaux de feutre à plumes blanches, que les Françaises ont eu l’esprit de mettre à la mode pour la campagne, et qu’elles devraient avoir celui de porter à la ville.

Un superbe narghiléh était posé à terre devant une pile de riches carreaux. Était-ce pour l’ingrat dont la négligence, au dire de sa négresse, la faisait pleurer ? Mais ces beaux yeux d’émail, fixes comme ceux d’un sphinx, connaissaient-ils les larmes ?

Je m’adressais rapidement ces deux questions, lorsque je vis Mlle  Roque repousser du pied le tapis, comme s’il n’eût pas dû être profané par un étranger, m’offrir un siège et s’asseoir elle-même sur le divan, ni plus ni moins qu’une Française qui se dispose à faire la conversation ; mais elle ne trouva rien à me dire, et ne chercha rien, ce qui, je le reconnus, valait mieux que de parler à tort et à travers. J’avais donc à faire tous les frais de la conversation. J’allai droit au but en lui parlant du projet de notre avoué dans mon intérêt comme dans le sien.

Quand elle m’eut bien écouté sans donner le moindre signe d’assentiment ou de répugnance : — Que voulez-vous que je pense de cela ? me dit-elle. Je n’y entends rien. Je sais que me voilà très gênée. J’avais toujours compté sur la petite fortune de mon père. Ma pauvre mère ne savait seulement pas qu’elle n’était pas bien mariée avec lui, et il n’y a pas longtemps que je le sais moi-même. J’ai toujours vécu sans rien comprendre à l’argent, et je ne savais pas qu’il faut en avoir beaucoup pour vivre en France. Je suis pourtant Française ; mais on ne m’a rien appris de ce qu’il faudrait savoir. Mon père disait que j’en aurais assez. Je croyais qu’il avait pensé à tout ; mais vous savez comment le pauvre homme est mort !

— D’un coup de sang, m’a-t-on dit ?

— Oh ! non, d’un coup de pistolet.

— Comment ! il s’est battu ?

— Mais non ! il s’est tué.

Mlle  Roque me fit cette réponse avec un sang-froid tout fataliste, et elle ajouta en bonne chrétienne : « Dieu lui pardonne ! » du ton dont elle aurait dit la phrase sacramentelle des Orientaux : « C’était écrit. »

— Vous ne savez donc pas ? reprit-elle en voyant ma surprise. Je croyais qu’on vous l’aurait dit en confidence. On l’a caché parce que les prêtres lui auraient refusé la terre sainte, et parce que le peuple d’ici aurait peut-être brûlé la maison. Ils ont bien assez crié contre nous dans le pays, parce que ma mère était de la religion de ses pères. Ils auraient dit que c’était la cause du péché de suicide commis ici. Vous voyez qu’il ne faut pas en parler à ceux qui n’ont rien su.