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rentrés dans l’oubli. Personne n’a plus connu leurs noms, apprécié leurs efforts, rendu justice à leurs services. Le public n’a plus appris que les noms des comédiens éminens. Comment en serait-il autrement ? Si le même spectateur qui autrefois fréquentait de préférence un seul théâtre les fréquente tous indifféremment et à tour de rôle (et c’est là aujourd’hui le cas général), il est trop évident qu’il n’aura ni la curiosité ni le loisir de remarquer les mérites des différens comédiens qui composent la troupe de chacun de ces théâtres. C’est pour le grand acteur et non pour les comédiens de talent plus modeste qu’il est venu ce soir au Gymnase, qu’il ira la semaine prochaine à la Porte-Saint-Martin et vers la fin du mois au Théâtre-Français. Toute l’attention dont il peut disposer est forcément absorbée par le jeu pathétique ou habile du personnage principal ; pendant toute la soirée, il ne verra et n’entendra que lui. Ne lui demandez pas si cet acteur principal a été bien ou mal secondé, si la pièce est bien jouée d’ensemble ; il ne le sait pas, il ne peut pas le savoir. Dans de pareilles conditions, le sentiment de l’unité, de l’ensemble, de l’harmonie dramatique, se perd vite. L’individu domine seul ; il peut y avoir encore des comédiens, il n’y aura bientôt plus de troupes dramatiques.

La crise du théâtre est donc aussi complète que possible ; ce n’est pas seulement la littérature dramatique qui la subit, c’est aussi l’art du comédien. Il est, à parler net, dans un piteux état, cet art ingénieux et difficile de l’interprétation dramatique, et vraiment on peut ressentir quelques craintes pour son avenir. Chaque année, la mort ouvre des vides qui ne sont plus comblés ; naguère Mlle Rachel emportait avec elle la tragédie et l’art classique, et ce n’est qu’hier que le drame sentimental et la comédie de demi-caractère disparaissaient avec la meilleure comédienne de Paris, Mme Rose Chéri. Nulle jeune célébrité ne s’élève à la place de ces vieilles célébrités qui s’éteignent ou disparaissent. On pourrait très justement appliquer au théâtre contemporain l’hypothèse si connue de Henri Saint-Simon : « Qu’adviendrait-il, si la France perdait subitement ses quarante premiers écrivains, ses quarante premiers diplomates, etc. ? » et demander : qu’adviendrait-il du théâtre contemporain s’il perdait subitement ses quarante meilleurs comédiens ? Et vraiment l’hypothèse, pour être désobligeante, n’aurait rien de trop forcé et de trop invraisemblable. La plupart des comédiens connus et aimés du public ont atteint aujourd’hui l’âge du repos ; les comédiens qu’applaudissent les nouvelles générations sont les mêmes qu’ont applaudis nos pères et qu’ont vus débuter les grands-pères des plus jeunes d’entre nous. Ils sont connus, aimés et applaudis depuis trente ans et quelques-uns depuis quarante ; les plus jeunes d’entre