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et dont les livres de compte des sociétés de chemins de fer et les bureaux de passeports en province et à l’étranger donneraient la formule beaucoup plus aisément que ne pourrait le faire le critique ou le moraliste. À ces spectateurs nouveaux, il faut des amusemens assortis à leurs goûts. Beaucoup vont au spectacle sans préparation, même lorsqu’ils sont lettrés et instruits, en ce sens qu’ils ne savent rien ou à peu près rien des auteurs dont ils vont voir représenter la pièce, des acteurs qui la représentent, des traditions du théâtre où ils sont entrés, du genre auquel il est consacré. Ce qu’ils vont chercher au théâtre, ce n’est pas un plaisir prémédité et intellectuel, c’est une sensualité d’un moment, une bonne fortune d’un soir en quelque sorte, à laquelle ils n’aient plus à penser le lendemain. Il faut donc que le plaisir soit brusque, immédiat et aussi physique que possible. Les directeurs de théâtre ont admirablement compris ces dispositions nouvelles d’un public affairé, voyageur, cosmopolite, et ils l’ont servi selon ses goûts et ses désirs. Ils ont transformé leurs scènes en lieux d’exhibitions et en bazars orientaux, et devant ce sultan à la fois âpre, dédaigneux et blasé, aux convoitises impatientes, ils ont fait défiler des essaims de jolies femmes et de danseuses. C’est là un phénomène qui intéresse l’histoire des mœurs, mais que la critique doit se borner à constater. Nous ne rechercherons pas à quel théâtre appartient l’honneur de la meilleure exhibition en ce genre, lequel a fait défiler sous les yeux des spectateurs les bataillons les plus jeunes, les plus coquets et les plus sémillans, lequel comptait le plus grand nombre de jolis visages, ni dans quelle proportion les brunes s’y mariaient aux blondes. Il faudrait pour cela tenter un genre de critique aussi nouveau que ces singuliers spectacles, et l’audace nous manque en vérité pour une pareille innovation à laquelle il faudra pourtant, soyez-en sûr, en venir un jour ou l’autre.

Je ne loue ni ne blâme ces dispositions des modernes spectateurs ; je me contente de signaler les ravages qu’elles exercent déjà, et ceux qu’elles ne peuvent manquer d’exercer dans un temps donné, et les phénomènes de nature très diverse qu’elles engendrent. Nous venons de décrire à l’instant même un de ces phénomènes : l’envahissement du théâtre par les pièces à spectacle et la vogue dont elles jouissent ; mais il y en a bien d’autres, et de fort curieux vraiment. Qui croirait par exemple qu’un des résultats les plus évidens, les plus certains des dispositions du public actuel sera de détruire au théâtre tous les genres moyens, la comédie tempérée, le vaudeville romanesque, le drame sentimental, en un mot toutes les pièces de demi-caractère, pour ne laisser debout que les grands genres dramatiques ou les genres bas et infimes ? D’ici à peu de