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Je ne m’attendais pas à dîner avec elle, et pourtant cela est arrivé. Comme j’allais à Saint-Eugène, je l’ai aperçue dans une voiture avec sa mère, allant faire je ne sais quelle dévotion à un cimetière, et, malgré leurs voiles, je les ai facilement reconnues. Le chemin était désert, et je les ai arrêtées pour les inviter à dîner avec moi, ce que la mère a refusé ; mais Zohrah mourait d’envie de savoir ce que pouvait être un dîner français, et, encouragée par ma promesse qu’un de mes amis en serait, elle est venue, avec ou sans permission, nous rejoindre après avoir reconduit sa mère.

Elle est arrivée en toilette splendide, tout or et pierreries ; mais ce qu’elle montrait avec le plus d’orgueil dans sa parure, c’était l’innovation d’un jupon de piqué blanc : quant au reste, elle en avait sur le corps pour quinze mille francs. C’est toute sa fortune. Elle peut dire comme Bias : Omnia mecum porto. Je tâcherai de faire un croquis de sa figure et de son costume ; mais ce n’est pas facile, elle se cache à la vue de l’album et du crayon.

Le jardin où nous allions dîner est perché au bord de la mer, sur un rocher qui surplombe. Une escarpolette était là. Zohrah a voulu en tâter. Une joie d’enfant sauvage s’est emparée d’elle ; elle ne se trouvait jamais lancée assez fort et assez haut, et quand elle se voyait au-dessus du précipice, elle criait son you, you, you de triomphe. Tout à coup elle s’écrie : « Assez, j’ai peur ! » J’arrête l’escarpolette, elle descend, et s’en va au fond du jardin, le dos tourné à la mer, en disant : « Je veux bouder ce qui m’a effrayée. »

À dîner, elle a voulu boire de l’eau folle, c’est-à-dire du vin de Champagne. Tout allait bien, quand on a apporté du saucisson. La voilà furieuse : le porc est fils du Juif, le Juif est fils de la pourriture. Elle menace de s’en aller si on ne remporte le saucisson ; on obéit ; mais un moment après autre scène. Je ne sais quel mot sans aucune portée dit par l’un de nous lui paraît une injure ; elle ne mange plus, elle retourne bouder, elle pleure ; elle revient, l’orage est passé ; elle rit. Elle veut couper les moustaches de mon ami avec un couteau. Elle nous demande tout ce qu’elle voit ; quand elle le tient, elle remercie Allah, et nullement la main humaine, qui n’est que l’instrument des volontés du Tout-Puissant. Nous essayons de nous refuser à ses autres convoitises ; elle n’en montre ni dépit, ni regret : Allah ne l’a pas voulu. Elle a demandé à entendre de la musique, il n’y en avait pas ; elle s’en est vengée sur les sucreries, qu’elle a emportées dans son mouchoir.

En revenant, elle avait peur de tout, et se tenait blottie dans ses haïks au fond de la voiture. Cette habitude du voile et de la séquestration fait des femmes de l’Orient des oiseaux nourris en cage,