Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bouzarea est comme qui dirait le Coudon[1] d’Alger, mais la hauteur de cette montagne n’est que de quatre cents mètres. La vue qu’on découvre du sommet est magnifique. On arrive à ce sommet par un marabout perdu dans la verdure. Les palmiers-chamœrops ont là de cinq à six mètres de haut ; les cactus, qui, mêlés à des aloès, forment la haie autour des principales tombes, ont le tronc gros comme des barriques. Les sépultures musulmanes sont des carrés de pierre de huit ou dix pieds, revêtus de plaques de faïence coloriée. Au milieu de cette espèce de mur d’enceinte élevé d’un pied, la tombe, recouverte de maçonnerie ou de gazon, se termine par une pierre tumulaire en forme de turban. C’est sur ce mur que s’assoient, fument, rêvent ou devisent les Arabes. Un cimetière n’est pas pour eux un symbole de tristesse ou de recueillement : c’est une espèce de salon champêtre où le passant se repose, quand ce n’est pas un lieu de fête. Cette indifférence pour la mort n’entraîne aucun sentiment de mépris pour le mort : profaner les tombeaux serait un crime pour eux comme pour nous ; mais le bruit, la gaieté, la fantasia, les repas, la conversation, ne portent, selon eux, aucune atteinte à la dignité du lieu saint. Les troupeaux ne l’insultent pas non plus ; comme il n’y a pas d’enceinte, ils y pénètrent et y paissent en liberté. Le gibier se réfugie dans les cimetières qui sont peu fréquentés, et les chasseurs l’y poursuivent comme dans une remise. Pendant que j’étais au marabout, un Arabe armé d’un bâton courait après un lièvre en poussant des cris sauvages. L’homme et la bête disparurent rapidement dans un pli de terrain. J’aurais voulu voir si, comme on le dit, l’Arabe est assez agile pour attraper le lièvre à la course. Celui-ci paraissait déterminé à le tenter.

Au-delà du petit chemin qui entoure le cimetière, la cime de la Bouzarea se bifurque en deux grosses bosses ; l’une, au nord, s’allonge vers la mer et porte un village de gourbis-, l’autre, à l’ouest, me faisait l’effet d’une colline pierreuse : mais en approchant je vis que c’était la prolongation démesurée du cimetière que je venais de quitter. Je laissais derrière moi le marabout, le puits et les tombes des chefs ; j’entrais dans le domaine de la plèbe. Pas d’ornemens, pas de dalles tumulaires taillées ; un carré ou un losange tracé confusément par cinq ou six pierres brutes. La végétation semblait avoir été parcimonieuse aussi pour ce commun des martyrs. Pas un seul arbre, rien qu’un fouillis rabougri de cistes à feuilles de saule.

Tu me diras que je ne sors pas des cimetières : c’est qu’il y en a tant ici, ils sont si vastes, et on en rencontre dans des lieux si

  1. Le Coudon est la montagne anguleuse qui domine Toulon et qu’on voit de très loin en mer. (G. Sand.)