Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/453

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lourd qui essaie de sauter dans la poussière. C’est une monstrueuse sauterelle verte avec le dos en croissant, les pattes en yatagan, tout à fait équipée à la turque ; mais ce n’est pas là un échantillon des plaies d’Égypte, ce n’est que la Locusta elephas, fort inoffensive.

Sous une pierre, une sorte d’orvet avec des pattes. Je continue le long d’un torrent desséché, endroit vert et charmant, où des acanthes en pleine floraison poussent drues et droites. Les arbres et les buissons ne ressemblent pas plus à ceux de Toulon que la nature de Toulon ne ressemble aux environs de Paris. Je n’ai encore vu de ma vie des ombres portées si courtes. Les figures, éclairées d’aplomb, sont noires comme l’encre sur les terrains clairs. C’est le pays de la lumière, tout s’accuse et se détaille avec excès ; pourtant les fonds sont vaporeux et fins.

Je marche sans débrider, pour échapper à l’illusion du roulis qui me poursuit aussitôt que je m’arrête.

À une heure du matin, la place du Gouvernement grouille encore. Une sérénade monstre s’organise en l’honneur de Mlle Wertheimber : tambours, trompettes, chapeau chinois, solo de cornet à piston. Allez donc vous reposer dans un hôtel assiégé d’un pareil enthousiasme ! Des huées et des sifflets protestent, les instrumens ripostent avec rage. Cela dure jusqu’à deux heures du matin. Ai-je quitté le vacarme de la mer en fureur pour tomber dans un sabbat de virtuoses ? Enfin je vais dormir sur ma première impression d’Afrique. Sauf le concert, qui est très bien, mais que j’aimerais mieux en plein midi, je suis content de tout.

17 mai. — Après avoir vu les personnes que je cherchais, j’ai pris au hasard un omnibus (espèce de coucou) qui m’a conduit et laissé sur une route quelconque. Rien ne vaut le plaisir de la découverte et de la promenade sans but dans un pays entièrement nouveau. Plus tard, j’aurai des projets, des vouloirs, des guides ; mais, pour commencer, je suis bien aise que personne ne me dise où je suis et n’influence mon premier sentiment. C’est aussi ton goût, ma chère mère, et souvent nous avons ainsi pris possession ensemble de nos buts d’excursion, désolés quand on nous conduisait malgré nous à ce qu’il fallait voir. Aussi ai-je fait tout le contraire de ce que me conseillait une vieille Allemande, ma voisine d’omnibus, qui voulait m’envoyer au Jardin-d’Essai, où il y a des cholis messieurs et des cholies dames, ce qui, selon elle, est bien plus peau que la montagne. J’ai donc couru vers la montagne à travers les sentiers herbus, fleuris, pullulant de papillons et d’insectes, le long des champs de blé. C’est le Sahel. Des tapis de mouron bleu dont je t’envoie une fleur, quatre fois grande et bleue comme celles de chez nous, festonnent les bords du sentier. Des arbousiers, des