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par exécuter l’édit du roi et que la voix du duc de La Rochefoucauld n’ait pas été plus écoutée. Nul n’aurait dû avoir plus d’influence et de popularité. Digne héritier d’un des plus grands noms de France, il méritait encore plus le premier rang par ses vertus et par ses lumières. Sa mère, la duchesse d’Anville, avait été une des plus fidèles amies de Turgot ; son hôtel était depuis longtemps le rendez-vous des économistes et des philosophes. Quand Adam Smith visita la France, il trouva le meilleur accueil à l’hôtel de La Rochefoucauld ; le duc correspondait avec lui et eut un moment la pensée de traduire en français la Richesse des nations. Arthur Young, tout fermier qu’il était, ne fut pas moins bien reçu ; il accompagna le duc et sa famille aux eaux de Bagnères-de-Luchon. Avant lui, le républicain Franklin avait eu dans ce salon aristocratique ses plus grands succès, et nulle part la liberté américaine n’avait trouvé plus de sympathies.

En 1789, le duc de La Rochefoucauld fut nommé député de la noblesse de Paris aux états-généraux. Il fut, avec le duc d’Orléans, à la tête des quarante-sept membres de la noblesse qui se réunirent au tiers-état. Il prit part à toutes les premières délibérations dans le sens le plus populaire, et s’il y a quelque chose à reprocher à ses discours et à ses actes, c’est d’avoir poussé trop loin l’amour des réformes précipitées. Il se prononça pour le principe du partage égal dans les successions et pour la liberté indéfinie de la presse ; on le trouve aussi parmi ceux qui appuyèrent les premiers projets pour la vente des biens du cierge. Deux ans après, il commençait à ouvrir les yeux sur les conséquences de tant de changemens à la fois ; il s’opposa, mais inutilement, au vote qui excluait de la réélection les membres de l’assemblée constituante. Sous la législative, élu président de l’administration du département de Paris, il montra pour la résistance le même courage qu’il avait montré pour le mouvement. Il se mit à la tête de ceux qui demandèrent publiquement au roi de refuser sa sanction au décret tyrannique contre les prêtres non assermentés. Il fit plus encore : il provoqua la délibération départementale qui suspendait de ses fonctions Pétion, maire de Paris, et Manuel, procureur de la commune, pour leur conduite au 20 juin. Ces actes énergiques excitèrent contre lui la fureur révolutionnaire. Après la terrible journée du 10 août, il donna sa démission et quitta Paris ; mais, bientôt découvert dans sa retraite, il fut égorgé, à Gisors, le 14 septembre 1792, sous les yeux de sa mère et de sa femme. Il est mort pour ses idées, mais ses idées lui ont survécu.

Léonce de Lavergne.