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tourmenter et m’écrire ces méchancetés, quand je ne sais pas même si je vivrai jusqu’à ce soir ? Mais toi, où es-tu ? Pourquoi n’es-tu pas revenu à Paris ? Voilà cinq jours de suite que j’envoie chez toi ; sans cesse la même réponse : il est à la campagne. Est-ce que ta blessure est grave ? Mon Dieu ! quelle-folie tu as faite ! Il faut que ton ami M… soit bien bête pour t’avoir laissé te battre. C’est bien étrange, mais il me semble que tout cela a déchiré quelque chose qui m’enveloppait le cœur, et je crois m’apercevoir maintenant que je n’ai jamais aimé que toi. Je ne te dis pas cela pour te faire plaisir, c’est la vérité sainte ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour te voir entrer, là, devant moi, et me dire de ta bonne voix des jours passés : « Bonjour, ma petite fille… » Et mon enfant ? Je ne te demande rien, je n’ose rien te demander. Qu’est-ce qu’il va devenir ? La voisine, qui est une bonne femme, me promet bien de le garder auprès d’elle ; mais elle est pauvre, elle n’est plus jeune, et c’est une charge très lourde qu’un enfant à élever. Il y a des maisons où l’on recueille les orphelins ; ah ! mon Dieu ! dire que son père sera si riche ! On mettra peut-être le petit dans une de ces maisons-là ; on dit que les enfans n’y sont pas trop mal, et qu’on en fait de bons ouvriers. Il me semble que je serais plus tranquille, et que je partirais sans trop de chagrin, si j’étais certaine que tu iras le voir quelquefois, que tu lui donneras de bons conseils, et que tu lui parleras de moi, car c’est là surtout ce qui me désespère. Je sens que cet enfant va m’oublier ; ce n’est pas sa faute, il est si petit, il ne se rappellera plus… Je ne veux pas, entends-tu ? je ne veux pas qu’il m’oublie ; jure, toi qui n’as jamais menti, jure-moi que tu lui parleras de sa mère. C’est affreux ce que je te demande là, car cet enfant, tu es en droit de le haïr. J’espère encore que je ne mourrai pas sans t’avoir revu, ça me ferait tant de bien de te serrer la main ! Je m’y suis reprise à plus de dix fois pour t’écrire, cette lettre ; je ne suis pas forte, et cela me fatigue beaucoup. Parmi mes pauvres nippes, il y en a quelques-unes qui ne sont pas mauvaises et qu’on pourra utiliser, il y a surtout deux paires de draps presque neufs ; on pourrait en faire de bonnes chemises pour le petit ; depuis si longtemps que je suis malade, je n’ai pu m’occuper de rien, et son trousseau est bien incomplet. Il faut que je me fasse une raison, et que je termine cette lettre ; c’est à peine si j’ai le courage de la finir : il me semble que lorsqu’elle sera fermée, je vais mourir tout de suite. Il le faut cependant ; je ne te recommande pas de penser à moi, je sais que jamais tu ne m’oublieras… Adieu, Richard ; non, pas ainsi, en deux mots, comme autrefois tu m’avais appris à l’écrire : à Dieu ! »

Lorsque j’eus terminé cette lecture, Richard se leva, essuya violemment ses yeux : — Assez pleurer comme ça ! dit-il, allons chercher l’enfant. — Je ne pus m’empêcher de prendre cet honnête