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arrêt d’ailleurs admirable de finesse et de profondeur. Maintenant qu’on vienne nous dire que Spinoza n’a aucun rapport essentiel avec Descartes, qu’il y a tout au plus entre ces deux systèmes un point commun, la définition de la substance (définition que Descartes a retirée), que Spinoza de la sorte cesse tout à coup d’être cartésien pour le plus grand honneur de Descartes, qu’on fasse de lui un pur juif, un averroïste, un kabbaliste, tout enfin, excepté ce qu’il est, alors il m’est impossible de ne pas m’étonner, et l’homme qui avance ce paradoxe, fût-il le plus savant des historiens de la philosophie, le plus ingénieux des critiques, le plus éloquent et le plus séduisant des hommes, fût-il enfin M. Cousin en personne, je ne puis m’empêcher de lui dire : « Cher et illustre maître, vous vous trompez. »

Je reconnais que la méthode géométrique de Spinoza est contraire à celle que Descartes avait d’abord suivie en posant le Cogito, ergo sum, comme fondement de sa philosophie. Je reconnais que le Dieu de Spinoza, substance impersonnelle et immanente de tous les êtres, n’est pas le Dieu auquel croyait Descartes, et qui est le Dieu intelligent et libre, le Dieu créateur du christianisme ; mais cela accordé, et les discussions minutieuses de détails étant écartées, je dis que toute justification de Descartes est vaine quand on porte la controverse sur le point capital. Il y a une notion essentielle qui manque à la philosophie de Descartes, c’est la notion de force individuelle. Il est clair d’abord qu’il a banni la force de l’univers physique. Les corps ne sont pour lui que les modes inertes d’une étendue passive. Matière brute ou matière organique, peu lui importe ; les animaux eux-mêmes ne sont que des automates incapables d’aucune action spontanée. En un mot, l’univers de Descartes, c’est l’univers abstrait et mort de la géométrie. « Je ne puis goûter, disait le grand Huyghens, l’idée que Descartes se fait de la matière ; elle équivaut pour moi à l’idée du vide. »

Descartes a-t-il reconnu la force individuelle dans l’âme humaine ? Non. Je ne dis pas qu’il ait nié résolument la force en psychologie, comme il l’avait niée en physique ; je dis qu’il l’a mal connue et effacée. Il confond tour à tour la volonté avec l’entendement et avec le désir, double erreur, fertile en mille conséquences fâcheuses. On a beau dire que ces questions n’étaient pas à l’ordre du jour. Point du tout ; rien n’était plus à l’ordre du jour au temps de Jansénius, d’Arminius et de Gomar que la question de l’efficace de la volonté. Or tantôt Descartes est pour la liberté d’indifférence, tantôt il est pour le déterminisme, d’où lui est venu le double reproche d’être pélagien et fataliste. Il a mérité à beaucoup d’égards l’une et l’autre accusation, la première en disant que la volonté de