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schem ha-mephorash (c’est-à-dire le nom de Dieu distinctement articulé). Maïmonide nous apprend que la plupart des Juifs étaient hors d’état de le prononcer. Les hommes instruits ne l’enseignaient qu’au disciple d’élite une fois par semaine. Maïmonide conjecture avec sa finesse habituelle qu’on ne se bornait pas à une leçon de prononciation, mais qu’on expliquait aussi au disciple le mystère sacré de l’ineffabilité divine.

Parmi ces raffinemens, qui dans leur subtilité scientifique touchent à la superstition, on trouve chez Maïmonide un profond sentiment de l’infinité divine, mystère immense qui plane comme un épais nuage sur l’intelligence humaine, assombrit tous nos horizons, et, jetant ses ténèbres sur l’origine et sur la fin de notre existence d’un jour, enveloppe la vie humaine d’obscurité. Aussi n’est-ce point sans émotion et sans sympathie qu’au milieu d’un dédale de distinctions subtiles et d’arides abstractions on entend la voix émue du raisonneur s’écrier : « Louange à celui qui est tellement élevé que lorsque nos intelligences contemplent son essence, leur compréhension se change en incapacité, et lorsqu’elles examinent comment ses actions résultent de sa volonté, elles se changent en ignorance, et lorsque les langues veulent le glorifier par des attributs, toute éloquence devient un balbutiement[1] ! »

Cette doctrine du Dieu sans attributs, du Dieu indivisible et ineffable, qui l’a inspirée ou enseignée à Maïmonide ? Vient-elle de la Bible ? et dans la Bible, est-ce de l’Ancien Testament ou du Nouveau ? Et si elle n’a pas été puisée aux sources sacrées, vient-elle de la sagesse profane ? est-elle d’Aristote ? Il est très clair d’abord que cette théorie est contraire à la lettre et à l’esprit du christianisme. Pour n’en donner qu’une preuve, quoi de plus anti-chrétien que d’établir entre Dieu et l’homme un abîme infranchissable ? Le dogme essentiel du christianisme, c’est l’union intime de Dieu avec l’humanité par l’incarnation. Le Dieu des chrétiens est parfait et infini sans doute, et son incarnation dans l’homme est un mystère ; mais enfin, s’il n’y avait entre cet être sublime et sa créature imparfaite et finie aucun rapport, aucune analogie, le dogme de l’homme-Dieu ne serait plus un mystère, mais une flagrante absurdité.

Au surplus, Maïmonide est Juif, Juif d’esprit comme de race, et personne ne sait mieux que lui que sa théorie du Dieu indivisible est diamétralement contraire au dogme chrétien. Dans un passage très remarquable du Guide des Égarés, il parle de ceux qui, proclamant de bouche l’unité de Dieu, la nient au fond du cœur, ou du moins qui, l’acceptant et la niant tour à tour, tombent dans une

  1. Le Guide des Égarés, partie Ire, ch. 58.