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pour Pierre le Grand, ils ne voient dans le fondateur de l’autocratie moderne que le mauvais génie de la Russie, qui a faussé le développement naturel de l’esprit national en infiltrant dans le pays le poison du germanisme. C’est à lui et à ses réformes qu’ils attribuent tous les malheurs de la Russie. Ils n’ont qu’antipathie pour Saint-Pétersbourg et son mode de gouvernement, pour les Allemands et la bureaucratie. Leurs préférences sont pour tout ce qui est vraiment russe, et c’est dans les siècles passés, dans les institutions et les mœurs d’autrefois, qu’ils vont chercher les vrais et sains principes de vie pour la nation. Cette tendance est plus sentimentale que pratique ; elle n’est pas sans ressemblance avec le romantisme politique allemand, quoiqu’il y ait réellement chez les hommes qui nourrissent ces idées plus d’intelligence de la vraie liberté que chez les doctrinaires. Ils ont reçu ce nom de slavophiles parce qu’ils ont de vives sympathies pour toutes les races slaves, et parce qu’ils rêvent toujours un panslavisme fédératif.

Au fond, quel est le trait caractéristique de ce mouvement complexe qui s’étend plus ou moins à toutes les classes, et où se mêlent toutes les tendances, toutes les opinions ? C’est la prédominance d’un instinct libéral qui, à défaut d’autres issues régulières, va se perdre parfois dans les rêves ou jusque dans les chimères socialistes, et qui en définitive, sous des formes multiples, incohérentes, atteste surtout la lassitude de ce qui existe, le progrès de l’esprit d’opposition. Ce n’est pas que dans ce travail même plus d’un mirage ne puisse se mêler à la réalité. Le libéralisme dans l’empire des tsars a toujours été jusqu’ici d’une nature particulière, qui s’explique par l’organisation sociale et politique de la Russie. On a fait cette fine et juste remarque, que la vie d’un Russe avait deux côtés distincts, l’un officiel, l’autre tout privé, que le même homme pouvait être tout différent dans son pays ou à l’étranger, à la ville ou à la campagne, dans une réunion nombreuse ou dans un cercle intime, qu’il y avait enfin des circonstances, des jours, des heures où on parlait de liberté sans qu’il y eût pour cela des libéraux. Le libéralisme a été fréquemment pour les Russes une sorte de tenue devant l’Europe ou une fantaisie de jeunesse sans conséquence ; plus souvent encore c’était pour eux une manière de se venger des duretés de la vie publique par la liberté du langage dans les réunions privées. Il y a eu des temps avant celui-ci où il n’était point rare de voir de hauts fonctionnaires se livrer à de petites débauches d’opposition dans l’intimité. On aurait pu croire à une révolution prochaine ; il n’en était rien : ces censeurs violens reprenaient un instant après leur rang dans la hiérarchie officielle et leur attitude soumise. Même lorsque le libéralisme a pris plus sérieusement