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peut-être prochaines, quoique indistinctes encore, qu’elle est destinée à produire dans les mœurs, dans les idées, dans la condition de la noblesse aussi bien que des paysans. Quelque soin qu’ait pris le gouvernement, dans l’acte d’émancipation, de ménager les intérêts des propriétaires fonciers, on ne peut guère douter qu’une grande partie de la noblesse ne se voie à la longue ruinée par suite de cette réforme. La noblesse russe a vécu jusqu’à présent de prodigalités et fléchit sous les dettes. Il est difficile de trouver une propriété exempte de toute hypothèque. Le changement de la corvée en travail libre, la réorganisation de toute l’économie agricole nécessiteront des capitaux considérables et beaucoup d’ouvriers. Où la noblesse trouvera-t-elle des capitaux ? où prendra-t-elle les bras nécessaires à la culture des terres avec une population déjà si faible dans la plupart des provinces ? Beaucoup de propriétaires seront forcés de vendre leurs biens, et on peut prévoir qu’avec le temps il arrivera en Russie ce qui est arrivé en France : les propriétés foncières de la noblesse passeront en d’autres mains ; elles seront acquises par les capitalistes et les négocians, ces héros de l’épargne et du tiers-état. De plus il est bien clair que de cette transformation de l’état des paysans dans les campagnes doit découler pour la noblesse un changement notable d’habitudes. Jusqu’ici la noblesse résidait ordinairement dans les capitales, dépensant ses revenus et tout à fait étrangère à l’agriculture. Il y a des propriétaires qui de leur vie n’ont pas même vu leurs domaines. Dans la Grande-Russie, habituellement toute la terre était laissée aux paysans qui payaient aux seigneurs une redevance, l’obrok. Maintenant cet absentéisme doit infailliblement cesser. La noblesse russe se verra forcée de se transporter à la campagne et de s’occuper d’agriculture, bien que rien ne soit plus contraire à ses goûts, bien que la vie rurale n’ait aucun attrait pour elle, et qu’elle n’ait pas d’ailleurs les connaissances nécessaires. De là non-seulement une révolution complète de mœurs et d’intérêts, mais encore un besoin pour la noblesse de chercher de nouveaux élémens de force, de se mettre à la poursuite d’une compensation qu’elle ne peut effectivement trouver que dans la vie politique. Déjà les démonstrations ont commencé, je l’ai dit ; il circule incessamment à Moscou et à Saint-Pétersbourg des adresses pour demander à l’empereur une constitution, et cette pensée se fera jour vraisemblablement partout où auront lieu dans un temps donné les élections des maréchaux de la noblesse, que le gouvernement inquiet semble devoir, pour le moment, restreindre à Moscou.

Ce n’est pas pour une constitution que s’agitent de leur côté les paysans, aujourd’hui relevés par l’émancipation. D’autres instincts