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Un changement étrange s’était opéré en effet sous l’influence de la paix et du nouveau règne, seulement il s’accomplissait par une sorte de force des choses, au sein même du pays, en dehors de l’action du gouvernement, par une série de circonstances imprévues, et, chose curieuse, une des premières causes de ce changement fut l’empereur lui-même. Alexandre II n’était pas un prince libéral, c’est vrai ; mais c’était une nature modérée et bienveillante. Or dans un état comme la Russie tout se façonne aussitôt sur la personne même du monarque, et le ton donné d’en haut pénètre jusqu’aux derniers degrés de la hiérarchie sociale. L’administration tout entière prend le caractère, le tempérament, jusqu’aux signes extérieurs qu’elle voit chez le souverain. Tant que l’empereur Nicolas avait vécu, il y avait un ton général de dureté despotique. Tout se formait à l’image et à la ressemblance du maître. Chaque agent de police imitait sa voix, singeait sa démarche et ses manières. Nicolas se plaisait à étouffer le moindre indice d’une idée indépendante, à écouter toute sorte de dénonciations. Pour être dans les bonnes grâces de l’empereur, la police déployait un zèle inouï, l’espionnage prenait des proportions effrayantes : on saisissait le mot le plus furtif, on recherchait les livres et les vers défendus, et on instruisait le tsar de tout, même des secrets des familles. Par le seul fait du changement de souverain, le ton de l’administration se modifia aussitôt ; l’esprit de raideur militaire disparut peu à peu ; la police devint un moment presque polie et affable. Alexandre n’avait ni le goût ni l’activité des inquisitions universelles. Un jour un espion fameux lui remettait une dénonciation : il lui fit donner 25 roubles et déchirait la dénonciation. La police, voyant qu’il ne valait plus la peine de montrer un excès de zèle, se contint. Pendant quelque temps, on cessa d’écouter aux portes, de rechercher les livres défendus, de flairer les complots et les sociétés secrètes, de peupler la Sibérie, et, comme pour se modeler sur le caractère du nouvel empereur, tous les rouages de l’état s’adoucirent, l’administration devint plus indulgente et plus molle. Qu’arrivait-il alors par suite de cet adoucissement momentané ? Les Russes respirèrent plus librement. Ce qui était opprimé, ce qui se cachait autrefois, apparut au grand jour. L’esprit de la nation se réveilla, secouant l’apathie muette qui régnait partout au temps de Nicolas. Un mouvement extraordinaire se manifesta dans toutes les directions et s’étendit avec une rapidité prodigieuse. En quelques années, la société russe changea complètement de caractère, d’idées, d’aspect, dépassant de beaucoup le gouvernement, qui avait à peine le temps de voir ce qui se passait autour de lui, qui ne savait que faire et ne faisait rien. Ce fut précisément ce qui lui valut un renom de libéralisme