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d’émissions monstrueuses de billets de crédit qui ne sont pas encore remboursés, qui restent toujours à liquider ; on évalue ce papier-monnaie créé pour les nécessités momentanées de la guerre à plus de 700 millions de roubles. Je ne parle pas de l’obscurité de l’administration financière, des malversations administratives, poussées à ce point pendant la guerre que dans les magasins de Nicolaief l’empereur trouvait de la craie à la place de farine, que des hommes morts depuis longtemps étaient toujours portés sur les listes des hôpitaux. Quelques généraux, pour ces faits ou pour d’autres, ont été renvoyés comme simples soldats dans l’armée, mais ils ont été graciés. Dans ces conditions, que pouvait la Russie, sentant elle-même sa faiblesse ? Elle ne pouvait que se désintéresser momentanément en couvrant une abstention forcée d’un voile prestigieux. De là le mot fameux du prince Gortchakof : « la Russie se recueille ! » mot brillant qui ressemblait à une déclaration de libéralisme, et qui n’était après tout qu’un mot diplomatique habilement jeté à l’Occident pour déguiser l’inaction extérieure. On put s’y tromper en Europe, on ne s’y trompait pas en Russie.

À dire vrai, il y avait dans cette politique plus d’embarras que d’action réelle et de préméditations libérales. Alexandre II voulait le bien, on n’en peut douter ; mais il était enlacé dans les replis d’une bureaucratie puissante, d’une cour instinctivement hostile à tout mouvement, à tout progrès. Dès son avènement, il allégeait la société russe de quelques-unes de ses plus dures entraves ; mais en même temps il gardait dans ses conseils les personnages les plus fortement imbus de l’esprit du dernier règne, les plus attachés au système de l’empereur Nicolas ; il ne se décida qu’avec peine, et en leur offrant de larges compensations, à éloigner deux des hommes les plus compromis dans l’opinion, le général Kleinmichel, ministre des travaux publics, et le général Bibikof, ministre de l’intérieur. D’ailleurs, il faut le dire, Alexandre II n’est point ce qu’on peut appeler un prince libéral ; il a été élevé dans le culte de l’omnipotence autocratique. — Libéraux, constitutionnels, radicaux, socialistes, toutes ces nuances se présentent avec une certaine confusion à son esprit et prennent un même nom, celui de rouges. Ce qu’il comprend le moins, c’est un système rationnel de politique touchant aux prérogatives de la puissance absolue telle qu’il l’a reçue. Il n’y a pas bien longtemps, le ministre des finances, M. Kniajievitch, voyant les dépenses illimitées de la cour, se hasarda un jour à demander au tsar de daigner fixer approximativement les besoins de la couronne, afin de déterminer le chiffre de la dotation une fois pour toutes ; l’empereur s’irrita, voyant dans cette demande une sorte de contrôle indirect, une atteinte à son pouvoir souverain, et