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et la revendication anglaises sont d’une justice inflexible et absolue ; mais l’équité et même la politique permettent-elles ou conseillent-elles toujours de placer ainsi les questions dans d’infranchissables limites ? N’y a-t-il pas des argumens qui, sans avoir une valeur juridique absolue, possèdent cependant en politique une influence très grande et parlent aux consciences au nom de l’équité ? Par exemple cette affaire du Trent ne fournit-elle pas elle-même des argumens de cette nature ? Nous en connaissons deux de cette sorte, celui que le capitaine Wilkes a exposé dans son rapport et celui que le général Scott a présenté dans sa lettre au consul des États-Unis à Paris. Le capitaine Wilkes explique dans son rapport que c’est pour ménager les intérêts anglais, des intérêts innocens, qu’il n’a pas voulu opérer la capture du Trent. La raison, au point de vue du droit, n’est pas sérieuse ; mais, au point de vue pratique, n’est-il pas étrange que, si le capitaine américain eût fait subir un plus grave dommage aux intérêts anglais engagés dans le Trent, il eût échappé à la logique judiciaire dans laquelle les juristes britanniques enserrent la culpabilité de son acte ? Il y a là une de ces contradictions morales que la politique a justement pour devoir de concilier, au lieu de les abandonner au recours aveugle de la force brutale. Il en est de même de l’argument du général Scott. Le vieux général disait que les États-Unis ne feraient pas difficulté de rendre les prisonniers, si de son côté l’Angleterre consentait à reconnaître en termes généraux le principe du droit des neutres, qui serait consacré par le fait spécial de cette restitution. Évidemment, dans la logique du droit, la condition mise par le général Scott à la réparation d’une injure particulière n’a pas de force. Il n’y a pas de connexité entre un acte injuste, dont le redressement est poursuivi, et la proclamation d’un principe général imposé en réciprocité à la partie offensée. Cependant la transaction suggérée par le général Scott, en dépit des légistes de chancellerie, a grande prise sur la conscience humaine. C’est encore un de ces cas où la politique doit bien peser si le summum jus n’est pas la summa injuria, et où la pensée de l’homme d’état doit s’élever au-dessus de la limite que se pose l’esprit d’un attorney ou d’un procureur.

Il nous semble impossible que l’Angleterre, qui a eu pendant un mois le temps de réfléchir mûrement aux conséquences d’une rupture brusque et violente avec les États-Unis, veuille aujourd’hui emprisonner l’Amérique et s’emprisonner elle-même dans un cercle de Popilius. L’on a dans ces derniers temps beaucoup parlé des anciennes injures que l’Angleterre a eu à souffrir de la part des États-Unis et des concessions réitérées qu’elle a cru devoir faire à d’autres époques à l’intraitable impétuosité américaine. L’on a ajouté qu’autrefois c’est l’intérêt du coton qui rendait l’Angleterre si accommodante, qu’aujourd’hui au contraire, les États-Unis étant déchirés par la guerre civile et la sortie du coton empêchée par le blocus des ports du sud, l’Angleterre est sollicitée par l’occasion et poussée par intérêt