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même à un artiste comme Tintoret, qui passe pour le plus fougueux des peintres, et à Rubens lui-même. Chez ce dernier en particulier, ce travail suprême, ces dernières touches qui complètent la pensée de l’artiste ne sont pas, comme on pourrait le croire à leur force et à leur fermeté, le travail qui a excité au plus haut point la verve créatrice du peintre. C’est dans la conception de l’ensemble dès les premiers linéamens du tableau, c’est surtout dans l’arrangement des parties qui le composent que s’est exercée la plus puissante de ses facultés ; c’est là qu’il a vraiment travaillé. Son exécution, si sûre d’ailleurs et si passionnée, n’était qu’un jeu pour un homme comme Rubens, quand il s’était rendu maître de son sujet, quand l’idée, en quête d’elle-même, si l’on, peut parler ainsi, était devenue claire dans son esprit.

Ces réflexions peuvent s’appliquer à cette faculté d’improviser qu’on a attribuée à Charlet à cause de son extrême facilité. Devant cette pierre entièrement blanche, sur laquelle il traçait à peine-quelques points pour se reconnaître, il lui arrivait souvent de commencer son dessin par une tête ou toute autre partie, qu’il finissait presque sans y revenir. Le caractère, le mouvement semblaient lui venir d’eux-mêmes, et il les accusait avec autant de sûreté que s’il eût rendu un modèle posé devant lui ; mais était-ce bien là tout son travail et tout l’effort de sa pensée ? Ses modèles avaient effectivement posé devant lui, il les avait cherchés et découverts : il s’était attablé avec eux, il avait surpris dans leurs confidences et sur leur visage tout ce qu’il lui fallait pour donner la vie à son dessin ; il ne s’était séparé de son invalide, de son cuirassier ou de son hussard qu’après se l’être approprié en quelque sorte, et il venait résumer devant sa table ou à son chevalet tout ce qu’il avait voulu en conserver, c’est-à-dire un type plus comique et plus intéressant que l’original lui-même.

C’est le nombre vraiment extraordinaire de ses ouvrages qui a fait penser à tout le monde que Charlet improvisait. Sa vie n’a pas été bien longue, et il semble, à voir ce qu’il a laissé, qu’il ait vécu trois âges d’homme. Son pieux historien, dans un catalogue consciencieux et parfaitement raisonné, a noté le nombre de ses lithographies : un travail plus curieux peut-être eût été de compter le nombre de ses chefs-d’œuvre, qui est prodigieux. Il serait impossible de trouver la trace de ses innombrables aquarelles et de ses tableaux, qui se sont répandus dans toute l’Europe. Il y a peu d’années encore, la Bibliothèque ne contenait que de rares échantillons d’un maître si fécond et qui honore la France à si juste titre ; nous apprenons que cette lacune a été comblée en partie à la suite de la vente récente d’une riche collection.