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contrainte ne laissait au reste aucune trace dans le résultat de ces remaniemens multipliés.

Qui ne se rappelle cette admirable Retraite de Russie, qui a été sa production la plus éclatante dans ce genre ? La conception de ce tableau est vraiment effrayante ; le cœur se serre devant cette immense solitude marquée çà et là par des formes humaines ensevelies sous la neige, sinistres jalons de cette marche désolée. Charlet l’intitule modestement Épisode. Ce n’est pas un épisode, c’est un poème tout entier ; ce n’est ni la retraite de Ney, ni la Bérésina ; ce n’est ni Murat, ni Eugène, ni Napoléon lui-même, déjà disparu de ce lugubre théâtre, emportant sa part de l’horrible désespoir qui précipite ces cent mille malheureux : c’est l’armée d’Austerlitz et d’Iéna, devenue une horde hideuse, sans lois, sans discipline, sans autre lien que le malheur commun. Dans cette toile semée de détails poignans, rien ne distrait l’esprit de la puissante unité de la conception, et l’exécution en est pleine de nerf et de vérité malgré ces tâtonnemens dont nous avons parlé. Ce qui conserve aux tableaux de Charlet autant de franchise qu’à ses autres œuvres, c’est qu’au lieu de retoucher des morceaux séparés ou de les compléter, il aimait mieux recommencer entièrement de grandes parties, et retrouvait ainsi pour finir tout l’entrain qu’il avait apporté en commençant.

Il ne faudrait pas confondre cet entrain et cette verve, sans laquelle il ne pouvait rien produire, avec ce qu’on a chez lui appelé son talent d’improvisation. Les grands génies ont rarement improvisé. Si l’on rencontre quelquefois dans de beaux ouvrages de ces parties dans lesquelles la conception, l’arrangement et l’exécution ont marché comme de concert, ces parties sont en petit nombre et se comptent facilement, même chez les hommes privilégiés. Eh quoi ! improviser, c’est-à-dire ébaucher et finir dans le même temps, contenter l’imagination et la réflexion du même jet, de la même haleine, sans hésitation ni faiblesse, ce serait, pour un mortel, parler la langue des dieux comme sa langue de tous les jours ! Connaît-on bien tout ce que le talent à de ressources, même pour cacher ses efforts, et qui pourra dire ce que tel passage admirable a coûté ? La meilleure preuve de ce labeur persévérant dont les grands esprits gardent le secret, c’est la rareté des beaux ouvrages : elle n’est pas moins frappante dans le grand nombre de ceux qu’engendre facilement, il est vrai, une prétendue et déplorable improvisation. Tout au plus ce qu’on pourrait appeler improvisation chez le peintre serait-il la fougue de l’exécution sans retouchés ni repentirs ; mais sans l’ébauche, et sans l’ébauche savante et calculée en vue de l’achèvement définitif, ce tour de force serait impossible