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créé par colère ou par ironie ? Qui t’a donné cette vie si misérable et si trompeuse que tu puisses jouer à l’ange à l’instant même où tu vas succomber, ramper comme un reptile et t’étouffer dans la vase ? La femme et toi, vous avez une même origine.

« Mais tu souffres aussi, quoique ta douleur ne crée rien et ne serve à rien. Les gémissemens du dernier des malheureux sont comptés parmi les accens des harpes célestes, ton désespoir, tes soupirs tombent à terre, et Satan les ramasse, les ajoute avec joie à ses mensonges et à ses illusions. »


Il est aisé de comprendre le sens de cette apostrophe. Certes le comte Henri aspirait à l’idéal, et il a traversé de poignantes douleurs ; mais cet idéal, il n’a pas essayé de le reproduire en lui-même, et il n’a su tirer que vanité et endurcissement de ses souffrances. Il a eu un faux enthousiasme et un enthousiasme à faux ; il a plutôt recherché des émotions qu’éprouvé des sentimens vrais : « la femme et lui ont la même origine. » Il a manqué de naïveté et de spontanéité. L’orgueil avait envahi son âme, et, tout en croyant aimer et adorer l’humanité, il n’a aimé et adoré que lui-même et ses pensées… Paix aux hommes de bonne volonté ! s’écrie l’ange gardien au début même du drame, et c’est là plutôt un avertissement qu’une bénédiction. Qu’on note en passant ces paroles : de bonne volonté. C’est le premier mot comme ce sera le dernier de la poésie généreuse de l’auteur anonyme ; ces paroles sont ici au frontispice de sa Comédie infernale, comme elles seront plus tard le titre du dernier de ses Psaumes. Or c’est cette bonne volonté que le poète ne reconnaît pas à son comte Henri, rêveur humanitaire ou défenseur de l’ordre, et dans cette expression il comprend la bonne foi, la sincérité, l’intention pure et droite, « la force tranquille et aimante, contre laquelle l’enfer ne prévaudra jamais. » C’est de cette source trouble et froide de la fausse exaltation qu’il fait découler tous les malheurs de son héros, les misères de l’homme et du citoyen, les déchiremens de la vie intime et de la vie publique.

Au commencement du drame, nous assistons à une scène de fiançailles. Après avoir longtemps vécu en solitaire, avec sa pensée et ses rêves, le comte Henri « descend aux vœux terrestres » et contracte un mariage. On croirait un moment que le visionnaire a fini par comprendre la véritable vocation de la vie et les douceurs qu’elle tient en réserve, qu’il goûtera le bonheur d’un amour honnête et durable, qu’il fondera une famille ; mais quelques paroles éloquentes dans leur brièveté dissipent bientôt toute illusion. Avec le sens droit d’une âme aimante, la jeune fiancée dit au mari : « Je te serai une épouse fidèle, comme ma mère me l’a prescrit, comme mon cœur me le dicte. » Et celui-ci de s’écrier : « Tu seras mon chant pour l’éternité ! » La femme parle le langage de la société ;