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consacré par les siècles. Autrefois il ne parlait de Dieu que dans ce langage vague et humanitaire qu’affectionne tant notre spéculation panthéiste, ou bien mieux il s’adressait dans ses prières à la mère Nature ; aujourd’hui il prendra pour cri de guerre les noms de Jésus et de Marie, et choisira pour dernière défense une tour féodale écroulée qui porte le nom de la sainte Trinité. Il se cramponnera d’une main convulsive aux débris d’une génération qui s’en va, et éclatera d’un rire infernal au mot, jadis magique, de progrès. « Le progrès, répondra-t-il au chef populaire, le bonheur du genre humain ! Moi aussi, j’y ai cru autrefois !… Encore aujourd’hui… Tiens, prends ma tête, pourvu que… Rêves inutiles, qui les accomplira ?… Adam est mort dans le désert, nous ne reviendrons pas au paradis… Jadis une entente… peut-être… Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit ; aujourd’hui il s’agit de l’état sauvage !… » Ce n’est pas cependant qu’il ait un espoir quelconque dans l’issue heureuse de la lutte, ce n’est pas même qu’il ait une foi dans la justice absolue de sa cause. Si l’ordre nouveau ne lui inspire que de l’horreur, il n’en a pas plus appris à estimer la cause qu’il défend. Les uns, je les hais ; les autres, je les méprise : tel est l’aveu qui lui échappe devant le chef même du parti ennemi. Quel aveu, quelle position, et surtout quel changement étrange !

Pas aussi étrange toutefois que cela peut paraître au premier aspect, et la seule chose qui, au fond, pourrait étonner dans cette création émouvante, c’est qu’elle ait si bien deviné dès 1835 la situation qui nous devait être faite en 1848. Cette poésie en effet ne ressemble-t-elle pas d’une manière singulière à une réalité récente, et n’est-ce pas là l’histoire à peu près de nous tous ? Nous tous, n’avons-nous pas été bercés un jour de ces rêves enchanteurs de progrès infini, et ne nous sommes-nous pas associés d’action ou de vœux à tous ceux qui aspiraient, conspiraient, et qui travaillaient dans les ténèbres à l’édifice de l’avenir ? Il fut un temps où toute doctrine nouvelle trouvait auprès de nous un accueil empressé, toute utopie un bienveillant sourire. L’infaillibilité du nombre était devenue pour nous un dogme, l’organisation du travail nous plaisait par moment, le socialisme pouvait avoir du bon, et l’homme vraiment libéral était assez près d’admettre la femme libre. Puis vint un jour où tous ces esprits longtemps évoqués ou flattés se dressèrent subitement, impérieux, menaçans, nous sommant de tenir nos promesses et nos rêves, où la grande populace se ruait à la félicité dont nous l’avions leurrée, — et nous reculâmes d’épouvante. Alors, pour sauver la société menacée, nous fîmes appel à ce Dieu personnel, incarné, secourable,. un peu trop oublié jusque-là ; nous nous saisîmes même des armes rouillées depuis des siècles