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car c’est là que les conséquences de la guerre d’Amérique seront les plus graves et les plus instructives. Il est bon d’ajouter que les filateurs anglais sont aussi les seuls à prendre des mesures pour conjurer la crise ; les fabricans français attendent patiemment des jours meilleurs. Grâce à ce manque d’initiative, à cette inertie fataliste que donne une puissante centralisation administrative, ils ne s’acharnent point à découvrir d’autres sources d’approvisionnement et semblent s’en remettre entièrement à leurs bons amis les Anglais, comme s’ils n’avaient personnellement aucun intérêt dans la question.

En Angleterre, les organes de l’opinion publique mettent généralement un grand amour-propre à cacher les calamités nationales ou du moins à en atténuer la portée : aussi n’ont-ils encore insisté que très légèrement sur l’augmentation du paupérisme depuis le commencement de la crise industrielle, et c’est avec une grande difficulté qu’on peut recueillir les renseignemens nécessaires. Cependant des faits douloureux se révèlent sans cesse, et de temps en temps quelques rapports statistiques font deviner l’étendue du mal. Ainsi, au commencement de novembre 1861, sur 842 filatures du district manufacturier de Manchester, 295 seulement travaillaient sans interruption, 498 restaient ouvertes pendant trois, quatre ou cinq jours de la semaine, et 49 étaient complètement fermées. Des 172,257 ouvriers qu’entretenait autrefois le travail de ces usines, un peu plus d’un tiers avait conservé le salaire entier ; un autre tiers avait de l’ouvrage pendant quatre jours de la semaine ; près de 30,000, c’est-à-dire un sixième, touchaient le salaire de trois jours par semaine ; 15,000 trouvaient de l’occupation pendant cinq jours ; 8,000 avaient été définitivement renvoyés. Dans les autres districts manufacturiers de la Grande-Bretagne, les proportions étaient à peu près les mêmes ; mais depuis cette époque un grand nombre de filatures ont interrompu ou ralenti leur production, et maintenant on admet que la consommation du coton a diminué d’au moins 50 pour 100. Le nombre des journées de travail s’est abaissé d’autant, et par conséquent la somme totale des salaires, qu’on évaluait en 1860 à 280 millions de francs, a été réduite d’environ 12 millions par mois[1]. Ce n’est pas tout : quelques fabricans, entre autres ceux de Preston, ont pris le déplorable parti de diminuer les salaires, et les ouvriers, au risque de ne plus trouver d’ouvrage, ont tenté la ressource désespérée de se mettre en grève.

  1. La perte brute subie par l’industrie cotonnière est évaluée diversement à 30 ou 35 millions par mois.