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aux propriétaires d’esclaves la plus grande partie de son approvisionnement de coton, la féodalité industrielle du Lancashire s’était alliée à l’oligarchie des planteurs ; elle participait à leurs triomphes, souffrait de leurs déboires et contribuait de son mieux, par sa complicité commerciale, au maintien de l’institution servile. En monopolisant l’importation du coton cultivé par des mains esclaves, les armateurs de Liverpool n’aidaient pas d’une manière moins efficace à perpétuer la servitude des noirs qu’ils ne le faisaient pendant le cours du siècle dernier en monopolisant la traite. L’industrie cotonnière s’était mise en antagonisme direct avec le progrès lui-même, et le jour où l’on eût émancipé les quatre millions d’esclaves des états confédérés eût été pour elle un jour de deuil. Aussi la crise américaine a-t-elle été accueillie avec stupeur par le monde commercial. Se laissant guider par de simples considérations de doit et d’avoir, d’offre et de demande, il ne faisait aucune différence entre le coton cultivé par des mains libres et le coton cultivé par des mains esclaves, et il les admettait également en franchise. La guerre d’Amérique prouve combien il avait eu tort de participer indirectement aux actes des planteurs.

Cependant les avertissemens n’ont pas manqué. Depuis longtemps la catastrophe actuelle avait été prédite, depuis longtemps aussi les dissensions intestines de la république américaine étaient devenues menaçantes. La presse anglaise, effrayée par les symptômes de la guerre civile, conseillait sans relâche aux industriels du Lancashire, non pas au nom de la morale, mais au nom de la plus simple prudence, de ne pas s’en tenir à leur grand marché d’approvisionnement et de lui créer une concurrence sérieuse dans l’Inde, en Afrique, dans les Antilles, partout où la culture du cotonnier pourrait donner de bons résultats[1]. Les fabricans convenaient parfois du danger de leur situation, ils daignaient même nommer des commissions d’enquête et fonder des sociétés d’encouragement ; mais là se bornaient leurs efforts, et lorsque le premier boulet des confédérés vint frapper les murailles du fort Sumter, ils furent pris au dépourvu comme les hommes d’état américains. Ivres de leur prospérité, ils n’avaient point cru sérieusement qu’elle pût jamais être ébranlée. Grâce au génie de leurs inventeurs, à leur propre persévérance, à leur initiative commerciale, ils avaient fait prendre à leur fabrication des allures conquérantes qui ne leur permettaient pas de songer à la possibilité d’un revers. Et certes les progrès rapides de leur industrie, véritable résumé de tous les triomphes de

  1. En 1860, sur 100 balles de coton consommées dans le royaume-uni, 85 provenaient des états d’Amérique, 8 d’autres pays étrangers, et 7 seulement des colonies anglaises.