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Là est en effet le côté sombre et alarmant du pouvoir exercé dans ce pays par la parole inspirée, et il ne s’agit pas seulement de la responsabilité morale encourue par l’écrivain pour les croyances qu’il propage : il s’agit tout d’abord du fait matériel de la publication et des suites qu’il entraîne pour la sûreté des personnes. Qu’on se figure les tourmens d’un poète à l’âme loyale et à la conscience droite, que le génie et bien plus encore le sentiment du devoir poussent, d’une part, à entretenir par des paroles toujours nouvelles le feu sacré dans les cœurs, et qui, d’autre part, frémit à l’idée que ces pages, écrites à l’abri des persécutions, formeront les preuves d’un délit toujours cruellement puni, seront cause de plus d’un supplice, de plus d’une mort peut-être ! Un jour par exemple le jeune Lévitoux fut emmené dans la citadelle de Varsovie pour avoir été trouvé possesseur d’un exemplaire des Aïeux ; exaspéré par les tortures, craignant surtout de tomber en délire et de trahir alors les noms de ses compagnons qu’on lui demandait, le pauvre prisonnier attira la veilleuse de ses mains enchaînées, la plaça sous son lit de sangle et se brûla vif[1]. Si habitué que fût le pays à des souffrances, à des catastrophes de tout genre, cet horrible trépas d’un enfant de dix-sept ans ne laissa pas de l’émouvoir profondément ; mais celui qui en souffrit peut-être le plus, ce fut un poète, ce fut Mickiewiçz : l’idée d’avoir été involontairement la cause d’un pareil supplice l’obséda longtemps, et bien des années après cet événement il n’y pouvait songer sans frisson. Le poète anonyme ne resta pas, lui non plus, à l’abri de pareils succès littéraires. Il avait publié à Paris un petit poème, la Tentation, où se trouve à la fin le seul cri d’âme qu’il se soit jamais permis sur sa situation personnelle, et où généralement on crut même entrevoir le récit figuré d’un événement réel, d’une rencontre entre le poète et l’empereur Nicolas. Les étudians de Lithuanie résolurent de réimprimer ce poème, qui parut en effet dans le feuilleton d’un journal du pays, avec l’imprimatur du censeur, qui n’avait rien compris au manuscrit. L’alerte vint bientôt de Saint-Pétersbourg ; une enquête fut ordonnée, et plusieurs centaines de jeunes gens durent s’acheminer vers la Sibérie. C’était la fleur de la jeunesse, et la désolation des familles fut immense. La douleur de l’écrivain anonyme dut être grande alors, et combien lui pesa sans doute dans un tel moment la sécurité relative dont il jouissait, surtout quand il pensait à quelle haute protection il la devait !

Dans des conditions si difficiles, si alarmantes pour une conscience

  1. La Revue a parlé de l’incident ; voyez, dans la livraison du 1er avril 1848, l’étude sur la Propagande démocratique en Pologne, de M. Alex. Thomas.