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qui obsédaient les hommes soumis à son commandement, il supportait impatiemment la pensée de la responsabilité qui pesait sur lui. Chaque regard de l’un de ses matelots transis de froid et mouillés par la vague qui déferlait sur le pont semblait lui dire : Faut il donc que nous mourions tous pour expier la faute d’un seul ?


V

Peu à peu l’avant du navire, qui plongeait dans la vague, se couvrit d’une épaisse couche de glace. Le Jonas, obéissant à la fureur des vents, ne ralentissait point sa course désordonnée ; des goélands aux cris sauvages, mêlés à des troupes d’albatros, l’escortaient en se jouant dans les airs, comme pour narguer le désespoir des matelots. Il y a des momens où l’homme donnerait un empire pour les deux ailes d’un oiseau. La négresse Joaquinha, sortant à grand’ peine de la cabine où sa jeune maîtresse tremblait de froid et de frayeur, vint appeler à haute voix le capitaine Robinson.

— Descendez, monsieur, descendez ! Ma maîtresse veut vous voir. Où allons-nous ? où nous emportez-vous ainsi ? Soyez maudit, vous qui nous entraînez à votre suite dans les ténèbres glacées de ces régions infernales !

Le capitaine, un peu surpris de cette rude et violente interpellation, descendit l’escalier. Il trouva la jeune Brésilienne retirée au fond de la cabine comme une captive blottie au fond de sa prison.

— Nous sommes perdues, monsieur ? demanda dona Isabela en essayant de se soulever. N’est-ce pas, nous sommes perdues ?

— Il ne dépend plus de moi de retourner en arrière, répliqua le capitaine. À l’impossible, nul n’est tenu ! Demain, nous aurons une cuirasse de glace tout autour du navire,. Comment, Joaquinha ! tu as laissé s’éteindre le feu du poêle ?

— Nous ne savons point nous chauffer au feu, nous autres gens des tropiques, répondit la négresse.

Le capitaine ralluma le feu, fit flamber quelques morceaux de charbon, et dit avec un calme sourire : — Voici un rayon de soleil, dona Isabela !

Celle-ci secoua tristement la tête. — Il n’y en a plus, il n’y en aura plus pour nous !…

— Peut-être !… Quel âge avez-vous, dona Isabela ? Quinze ans, seize ans ?…

— Ma maîtresse aura seize ans demain, répondit la négresse. Ce jour devait être une fête pour elle.

— Seize ans, bon Dieu ! Je dois donc vous paraître bien vieux, moi, avec mes quarante années qui viennent de sonner et mes cheveux