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le capitaine disposa de manière à en faire une sorte de trône. Dona Isabela s’y étendit nonchalamment, après avoir croisé sur sa poitrine le manteau de fourrure. Pendant quelques minutes, le capitaine Robinson la contempla sans articuler une parole. Peut-être le cœur du rude marin, habitué à lutter contre les monstres de l’Océan, était-il attendri à la vue de cette frêle jeune fille que la vague avait poussée vers son navire, et qui frissonnait sous ces âpres climats comme un oiseau trop tôt arraché de son nid. Peut-être était-il subjugué par le charme mystérieux que donne à une créature délicate, et faite pour les paisibles joies de la vie de famille, le prestige des grandes douleurs ou des grands périls courageusement supportés. Si le capitaine Robinson pouvait être appelé un vieux marin, il ne faisait pourtant qu’entrer dans sa quarantième année ; mais il y a des professions que l’on commence bien jeune, et dans lesquelles on a le droit de prendre sa retraite à l’âge où les autres hommes ont à peine atteint le complet développement de leurs facultés. La profession de marin est de celles-là ; dans la chevelure noire et serrée du capitaine Robinson, il y avait plus d’une tache grise, et des rides profondes s’étaient creusées sur son visage, hâlé par les vents de la mer.

— Mousse, le café ! dit-il enfin après avoir passé plusieurs fois sa main sur son front, comme un homme agité par des pensées importunes.

Le café fut servi. Dona Isabela en avala quelques gorgées ; puis, fixant ses regards sur l’Océan sans rivage : — Monsieur, demandât-elle, où sommes-nous ?

— Dans les parages de la pêche, répondit le capitaine Robinson.

— Où allons-nous ?

— A la pêche, senhora. — La saison avance, j’ai hâte de remplir les flancs du Jonas.

Bom Deos ! s’écria douloureusement la jeune Brésilienne. Vous qui êtes si bon, si humain, qui nous avez sauvés du naufrage, n’aurez-vous pas la générosité de nous conduire à notre destination ?

— J’ai vainement sondé avec ma longue-vue les profondeurs de l’horizon, dit le capitaine Robinson, je n’aperçois aucun navire faisant route à l’est… Ayez patience, senhora ; je vous conduirai sur les côtes de la Colombie, du Pérou.

— Et il me faudra de nouveau doubler ce cap terrible, dont le nom seul me fait trembler ?

— Je l’ai doublé vingt fois en toute saison, répliqua le capitaine. Jadis les baleines y abondaient ; mais il faut remonter dans le sud pour les trouver aujourd’hui !… C’était là le pays de mon choix… Vingt fois, vous dis-je, je l’ai doublé sans aventure. Avec un peu de prudence on évite les glaces, et quant aux tempêtes, on les brave.