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sur une natte auprès du lit sur lequel reposait la jeune fille, Isabela, ma chérie, laissez-moi réchauffer vos petites mains… Le bon Dieu nous a sauvées, nous seules, hélas !… Les autres ont disparu… Petite maîtresse, toi que j’ai bercée dans mes bras et nourrie de mon lait, m’entends-tu ?…

Dona Isabela ouvrit les yeux, mit sa main sur le cou de la fidèle nourrice et soupira.

— Quand le navire a heurté la montagne de glace, c’est moi qui t’ai emportée, mon Isabela, mon trésor ! La mer mugissait comme une tigresse pour te dévorer !… Maudits soient ces affreux parages où règnent les tempêtes, où la mer se gèle !… Il fait si beau sur nos plages du Brésil, où le soleil brille toujours. Nous les reverrons, m’entends-tu, Isabela ? nous les reverrons, ces vallées où croissent les cocotiers… Pourquoi ces regards égarés, ces soupirs, ces sanglots, puisque le bon Dieu a envoyé vers nous ces braves gens qui nous ont arrachées à la mort ?

Ainsi parlait la négresse en approchant son noir et rude visage de la face blanche et délicate de sa jeune maîtresse. Le souvenir récent des périls auxquels elle venait d’échapper comme par miracle l’exaltait jusqu’au délire. Elle cherchait à réchauffer de son souffle les mains glacées de dona Isabela. Celle-ci, en proie à une agitation nerveuse causée par l’épouvante et les angoisses d’une situation désespérée, entendait comme un vague murmure les paroles incohérentes de sa nourrice dévouée. Le bruit des flots retentissait toujours à ses oreilles comme de menaçantes clameurs. Elle ne savait où elle était ; ses yeux se tournaient instinctivement du côté de la lampe qui brillait au-dessus de sa tête, et de ses bras affaiblis elle entourait le cou de la négresse, comme un enfant effrayé s’attache au sein de sa mère.

— Oui, je te tiens, et aucune force humaine ne t’arrachera de mes bras !… Ta mère est morte huit jours après t’avoir mise au monde, pauvre petite ! Et je t’endormais sur mon sein quand tu voulais pleurer. Viens, viens encore dans mes bras, mon Isabela !

Parlant ainsi, la négresse enleva de sa couchette la jeune fille tremblante, et se mit à la bercer comme un petit enfant.

— Joaquinha, cria tout à coup celle-ci, où sommes-nous ? Oh ! que j’ai froid !…

— Vous êtes dans mes bras, chère petite, dans ces bras qui vous ont tant de fois bercée. Dormez, dormez, Isabela, ma maîtresse ; la vieille Joaquinha veille sur vous.

Sans prendre garde aux mouvemens du roulis que les grandes vagues imprimaient au navire, elle se mit à se promener dans la cabine, répétant à demi-voix une de ces chansons mélancoliques