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publiciste de fonder en France l’enseignement du droit constitutionnel ; or les lettres de Sismondi à Mme Bianca Mojon contiennent à ce sujet quelques lignes où éclatent son esprit et son cœur. « Quand Genève a accueilli Rossi, étranger de langue, de mœurs, de religion, quand elle l’a fait citoyen, législateur, député à la diètes elle a agi comme une grande nation qui reconnaît les lettres de noblesse du génie ; quand les Français, avant d’admettre l’homme qui n’a peut-être point d’égal dans la philosophie et la législation à professer dans leur université, lui demandent son lieu de naissance, ils ne montrent que l’esprit étroit et jaloux d’une petite bourgeoisie dans une petite ville. » Ne sont-ce pas là des paroles à la Rossi ? n’y sent-on pas la raison armée de mépris, et une secrète indignation formulée comme une sentence ?

À côté des lettres à Mlle de Sainte-Aulaire et des lettres à Mme Mojon, les unes consacrées surtout à la France, les autres à l’Italie, le recueil publié à Genève renfermé une troisième série de confidences qu’animé aussi l’intérêt le plus vif : ce sont les pages adressées au célèbre pasteur américain William Channing. J’ai déjà dit que le christianisme de Channing et celui de Sismondi étaient le même ou à peu près ; on pense bien que les questions religieuses et morales formeront le principal sujet de leurs entretiens ; J’y trouve çà et là, en réponse aux questions de Channing, des paroles bien amères sur la France de 1830, sur le roi, sur le ministère, sur les chambres, sur la nation elle-même, et par instans une sorte de découragement ; « Attendons, s’écrie-t-il : dans quelque temps, l’énergie reviendra, nous verrons un nouveau triomphe du spiritualisme sur le matérialisme, et il sera favorable à la religion comme à la politique ; mais pouvons-nous attendre ? Nous descendons la vallée des années ; et ces jours meilleurs que nous attendons ne viendront pas à temps pour nous… » Quand on se préoccupe du progrès général ; comment ne point parler de la France ? Leur plus grand souci toutefois dans ce dialogue éloquent, c’est l’état de la société américaine. La question de l’esclavage, déjà si brûlante il y a un quart de siècle et qui exigeait tant de circonspection de la part des hommes d’état, est abordée par Sismondi avec une impétuosité toute française. Channing a écrit un livre sur l’abolition de l’esclavage ; et malgré son ardeur il a cru devoir employer toute sorte de ménagemens envers les Américains du sud. Sismondi ne ménage personne chaque fois qu’il s’agit de la cause de l’humanité. Voici les rudes paroles qu’il adresse à Channing : « J’avoue que mon admiration pour la liberté américaine, pour l’intelligence américaine, pour la justice et la religion américaines, s’efface complètement, et se trouve dominée par l’horreur que me font éprouver