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la gorge, nom du diable ! dit l’un d’eux. — Drôle, est-ce que vous prenez mon nom en vain ? dit l’archidémon. Vite, qu’on les pende par leurs langues au-dessus du précipice brûlant qui est là-bas, et s’ils appellent le diable, qu’il soit prêt à leur répondre, et s’ils appellent un million de diables, qu’ils soient servis selon leurs souhaits ! » Lorsque ces malheureux furent partis, un démon gigantesque s’avança en vociférant pour qu’on lui fît place, et jeta à terre un homme qu’il portait. « Que m’apportez-vous là ? dit Lucifer. — Un tavernier, répondit le diable. — Quoi ! dit le roi, un seul tavernier ? Ils avaient autrefois l’habitude de venir par bandes de cinq ou six mille à la fois. Eh quoi ! drôle, vous aurez été dix ans absent pour m’en amener un seul, et un qui m’a rendu plus de services dans le monde que vous ne m’en avez rendu vous-même, chien paresseux et infect ! — Vous êtes trop prompt à me condamner, répliqua le diable ; attendez que vous m’ayez entendu. On avait confié à ma charge cet unique coquin, et maintenant m’en voilà débarrassé ; mais je vous ai envoyé, venant directement de sa maison, bien des drôles qui y avaient englouti les moyens d’existence de leur famille, bien des joueurs de des et de cartes, bien d’agréables blasphémateurs, bien d’aimables bons vivans qui avaient leur ventre pour dieu, bien des serviteurs négligens. — Parfait, dit l’archidémon ; quoique ce tavernier ait mérité d’être compté parmi nos courtisans et nos serviteurs dévoués, menez-le parmi ses confrères dans la prison des meurtriers par les breuvages, parmi les milliers d’apothicaires et d’empoisonneurs qui sont ici pour avoir préparé des breuvages à la fin de tuer leurs cliens ; faites-le bien bouillir pour n’avoir pas brassé de bonne ale. — Avec votre permission, dit le tavernier en frissonnant, je n’ai pas mérité un tel traitement ; ne faut-il pas que chacun vive de son métier ? — Et ne pouviez-vous vivre, dit l’archidémon, sans encourager la dissipation et le jeu, la malpropreté, l’ivrognerie, les blasphèmes, les querelles, la calomnie et le mensonge ? Et auriez-vous, chien d’enfer, la prétention de vivre maintenant mieux que nous ne vivons nous-mêmes ? Dites-moi, je vous en prie, quel est le mal que nous ayons ici, le châtiment excepté, que vous n’eussiez aussi à demeure dans votre maison ? Et après vous avoir dit cette cruelle vérité, j’ajouterai que le froid et le chaud de l’enfer ne vous étaient pas non plus inconnus. N’avez-vous pas vu des étincelles de notre feu jaillir des langues des blasphémateurs et des langues des femmes furieuses, lorsqu’elles cherchaient à ramener leurs maris à la maison ? N’y avait-il pas des flots inépuisables de feu dans les bouches des ivrognes et dans les yeux dès querelleurs ? Et ne vous était-il pas possible d’apercevoir quelque chose de la glace infernale dans l’insouciance étourdie du prodigue, dans les plaisanteries des bouffons, dans les flatteries des envieux et des médisans, dans les promesses des capricieux, dans le culbutes des joyeux drôles qui roulaient sous vos tables et dans votre propre politesse envers vos cliens, tant qu’il leur restait quelque chose à dissiper ? Es-tu donc si ignorant de l’enfer, toi dont la maison était un enfer ? Va, chien maudit, à ton châtiment ! »


Telle est l’éloquence familière au ministre gallois ; c’est l’éloquence d’un Bridaine protestant. Elle est forte, énergique, nomme les choses par leur nom, et possède toutes les qualités qui plaisent