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visages encore plus laids que les leurs. — Jetez-les dans le plus profond cachot, dit Lucifer à ses acolytes ; ayez bien soin de ne pas les affamer : nous n’avons à leur donner, il est vrai, ni chats, ni paquets de chandelles ; mais donnez-leur un crapaud à manger, entre eux tous, tous les dix mille ans, à la condition qu’ils se tiendront tranquilles et qu’ils ne nous étourdiront pas de leur baragouin. » Ces sévérités grotesques peuvent nous faire sourire et nous sembler puériles, mais elles ont leur importance historique. Dans ce petit livre, nous surprenons sur le vif le genre de fanatisme et d’intolérance particulier à un ministre anglican vers l’an 1720, c’est-à-dire à une époque de tiédeur relative. S’il en était ainsi à l’avènement de George de Hanovre et dans la plus modérée des églises protestantes, quelle compression avait dû peser sur l’âme à l’apogée de la grande ferveur et sous le régime des terribles tribunaux puritains ! De tels petits faits insignifians en apparence, de tels éclats inattendus de passion dans les matières indifférentes sont comme des jets de flamme qui illuminent d’un éclair la vie des générations disparues.

Le bon ministre gallois d’ailleurs ne sait guère du monde que ce qu’il en a pu voir dans sa paroisse. Les vices et les fraudes qu’il dénonce sont les vices et les fraudes de ses paroissiens, les habitudes qu’il condamne sont des habitudes populaires, les métiers qu’il voue à l’exécration sont les métiers nuisibles au petit peuple et qui sont établis pour donner satisfaction à ses mauvais instincts. Il invente par exemple un nouveau démon qui s’appelle le démon du tabac, lequel vient de faire son apparition en Angleterre comme député de Lucifer. Il maudit les vieilles superstitions populaires par lesquelles Satan a prise sur les âmes. Il prononce l’ostracisme contre les gypsies et les ménétriers. Il voue les taverniers à l’exécration. Il décrit la mauvaise tenue des fidèles pendant l’office divin, leurs signes de tête, leurs distractions, leurs préoccupations charnelles. Dans ce rôle de surveillant fanatique des mœurs populaires, il porte un zèle sincère, quoique sans charité, et s’élève parfois jusqu’à l’éloquence la plus forte, témoin cette scène où il décrit la réception qui est faite par Satan aux blasphémateurs et aux taverniers.


« En ce moment, j’entendis les voix de quelques gens qui s’approchaient, jurant et blasphémant d’une effroyable manière : « Oh ! nom du diable ! sang du diable ! mille millions de diables m’emportent si je vais plus loin ! » Mais néanmoins ceux qui parlaient si bien furent jetés aux pieds du juge : « Voici, dit celui qui les portait, d’aussi bon bois à brûler qu’il y en ait en enfer. — Qui sont-ils ? dit Lucifer. — Maîtres dans les arts aimables de jurer et de blasphémer, répondit le diable, gens qui comprennent le langage de l’enfer aussi bien que nous le comprenons nous-mêmes. — Vous en avez menti par