Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/1011

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des farces, à contempler des jongleurs et toute sorte d’escamoteurs et de fourbes divertissans ; de partout s’échappait une musique licencieuse, et la rue retentissait de bruits de voix, d’instrumens, de rires et de cris joyeux de tout genre. Les beaux visages d’hommes et de femmes s’y montraient en profusion, et nous vîmes mêlés à la foule un grand nombre d’habitans du quartier de l’Orgueil, qui étaient venus pour s’y faire complimenter et adorer. Dans l’intérieur des maisons, je pus voir des gens sur des lits de soie et de duvet qui se vautraient dans les voluptés ; quelques-uns jouaient au billard, et de temps à autre s’interrompaient pour jurer et invectiver l’homme qui marquait les points ; d’autres encore faisaient rouler les dés ou battaient les cartes. Mon guide me montra quelques habitans du quartier du Lucre qui avaient des chambres dans cette rue ; ils y étaient venus pour compter leur argent, mais il ne fallut pas longtemps pour que quelques-unes des séductions qui s’y rencontraient ne les eussent dépouillés de tous leurs biens, et cela sans le secours des usuriers. Je vis des foules innombrables d’individus qui festoyaient avec toute sorte de bonnes choses entassées devant eux. Chacun d’eux se gorgeait avidement, chacun avalait bon morceau sur bon morceau en quantité suffisante pour nourrir un homme sobre pendant trois semaines ; puis, lorsqu’ils ne pouvaient plus manger, ils vomissaient des actions de grâces en reconnaissance des victuailles qu’ils avaient englouties, et portaient les santés du roi et de leurs joyeux compagnons de table, ce qui leur était un prétexte pour noyer dans un océan de vin les viandes dont ils étaient repus et leurs soucis par-dessus le marché. Alors ils demandaient du tabac et commençaient à raconter des histoires sur leurs voisins, lesquelles histoires étaient toujours bien reçues, vraies ou fausses, pourvu qu’elle fussent amusantes et de date récente, et surtout pourvu qu’elles continssent une bonne dose de scandale. Ainsi ils étaient attablés, chacun armé de son pistolet d’argile et dirigeant sur son voisin le feu, la fumée et les paroles de mensonge. Enfin je priai mon guide de me permettre de m’éloigner, car le plancher était tout impur de salive et de boissons répandues, et je redoutais que certains pesans hoquets que j’entendais ne fussent un prélude à quelque chose de plus désagréable.

« De là nous nous rendîmes à un endroit où nous entendîmes un tapage terrible, un brouhaha composé de coups de poing frappés contre les tables, de baragouinages, de cris, d’éclats de rire, d’applaudissemens et de chants ; « Nous voilà sans doute à Bedlam ? » dis-je. Au moment où nous pénétrâmes dans l’antre d’où partaient ces bruits, le braillement avait cessé. De cette joyeuse compagnie, l’un était étendu par terre sans connaissance, un autre était dans une condition encore plus déplorable ; un troisième, ne pouvant plus tenir sa tête en équilibre, donnait du nez contre un détritus de pots cassés, de pipes en morceaux et de mares d’ale répandue. Après enquête, nous apprîmes que tout ce tapage provenait d’une partie de débauche de sept voisins trop altérés, à savoir un orfèvre, un pilote, un forgeron, un mineur, un ramoneur, un poète et un curé, lequel était venu dans l’intention de prêcher la sobriété, et de montrer par son exemple quelle chose repoussante était l’ivrognerie. L’origine de la dernière bagarre était une dispute qui s’était élevée entre eux sur l’importante question de savoir lequel