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cette prunelle plus éclatante que la sienne, fléchissait avec un roucoulement guttural et doux. Un instant s’écoula dans cette contemplation muette ; on eût dit que le souvenir du grand coq noir tenait Mme Alfred indécise. Tout à coup d’une vive étreinte elle éleva le bantam à la hauteur de son visage : — Va ! toi, je t’aimerai ! — Elle me regarda, le couvrit de baisers, lui donna la volée, puis, saisissant sous son oreiller un petit ouvrage de femme, elle me le montra triomphante. — Pour vous ! je l’ai fait avec cela. — Elle me tendait ses doigts paralysés. Je les pris ces pauvres doigts, je pris ses mains : — N’est-ce pas, c’est bon d’aimer ! Merci, merci pour votre bonne pensée, merci pour tous ces points faits avec souffrance. — Mme Alfred riait, mais au fond de ses yeux noirs je voyais une larme. Cette larme se gonfla ; elle descendit, elle mouilla son froid visage. Dieu en met de telles en ses vaisseaux. »

Singulier vase d’élection que Dieu a choisi là que cette petite femme sèche et orgueilleuse ! dira peut-être le lecteur avec une légèreté pharisaïque. En voici un plus singulier encore, dans lequel il a plu à Dieu de répandre tous les baumes et tous les parfums de la vertu peu commune nommée humilité. Kalempin est un domestique nègre vieux et laid. C’est la parfaite antithèse de Mme Alfred. Il est content de tout, reconnaissant de tout, étonné des plus légères marques de bonté et d’attention. « Il y a des gens qui sont humbles par vertu. Il leur a fallu, pour en venir là, beaucoup de combats et beaucoup de prières. Kalempin, non. Kalempin était humble, parce que tout naturellement il ne pensait aucun bien de lui… En présence de cet être modeste et silencieux qui recevait le moindre don comme une manne céleste, il se dressait en moi soudain une de ces interrogations dont l’austérité glace le sang… Lorsqu’il vous est arrivé de rencontrer ces âmes petites à leur opinion, et qui vous admirent, n’est-ce pas ? vous avez plongé dans le mépris de vous-même. Oh ! les belles illusions des autres ! Non pas les louanges, monnaie fruste dont chacun sait la vanité, mais l’admiration, je répète le mot, d’un cœur naïf qui vous croit vraiment bon, vraiment épris de l’amour de Dieu ! Les voiles tombent, notre visage se montre à nous comme il est… » — « Kalempin, ajoute l’auteur, aurait été bien étonné du chemin qu’il me fait faire. » Sans doute le vieux nègre eût hésité à comprendre que son pauvre individu fût capable d’inspirer à une personne blanche, d’un si grand esprit, d’une piété si fervente et qui devait être si agréable à Dieu, un tel retour sur elle-même, un tel examen de conscience ; son humilité se serait effrayée de l’admiration qu’elle faisait naître, car cette humilité était complète, et c’est à peine s’il se jugeait digne de lever les yeux vers le ciel. Jésus était-il venu pour racheter les noirs avec le reste des hommes ? Kalempin l’espérait, mais n’osait y compter.