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cela du même style et depuis des siècles. C’est l’impassible immobilité du fatalisme mahométan.

Aussi ce qui m’attirait surtout à Aden, c’était moins la ville arabe que ses merveilleuses citernes, que l’on ne saurait se dispenser d’aller voir. Elles sont à droite de la ville, en venant de Steamer-Point. Avant d’y arriver, on passe auprès de quelques puits d’eau saumâtre où les Arabes viennent remplir des outres dont ils chargent ensuite leurs bourriquets. Un maigre palmier ou un grêle mimosa ombrage la margelle du puits : on dirait que ces arbres ont choisi exprès cette place, la seule où un peu d’humidité naturelle permette quelque végétation. Autour du puits sont les Arabes silencieux, chacun muni de sa corde, chacun attendant patiemment son tour. Les ânes, prévoyant un départ prochain, se sont assis par terre et semblent interroger leur maître. La corde, lancée au fond du puits et balancée à plusieurs reprises, finit par amener un peu d’eau dans une toile imperméable en forme d’entonnoir. C’est par ce système, aussi lent que primitif, que se remplissent peu à peu les outres, qui repartent ensuite pour la ville. J’oubliai presque les citernes devant cette scène biblique. Il fallut que mon compagnon me tirât par le bras pour me rendre à la réalité et me rappeler que notre promenade avait un autre but.

Les citernes où nous nous rendîmes sont le travail le plus gigantesque que les Anglais aient construit à Aden ; elles sont plus remarquables encore que leurs imprenables forteresses et plus utiles au moins à la prospérité de ce pays. Aux flancs d’une montagne entr’ouverte, qu’une violente commotion géologique aura disjointe, sont établis d’énormes réservoirs en maçonnerie hydraulique. Les fondations sont jetées dans le roc, et les murs principaux ont une épaisseur de plusieurs mètres, comme il convient à des constructions de ce genre. La profondeur des bassins est considérable. Quand ils sont vides, des marches permettent de descendre jusqu’au fond, et comme ces bassins sont disposés en étage, on monte de l’un à l’autre par des escaliers extérieurs. Latéralement à chaque réservoir principal sont ménagés des bassins plus petits. Les moindres accidens du terrain ont été mis à profit, de façon à utiliser les plus minces filets d’eau. Les couronnemens des barrages sont en pierre de taille, et la construction dans son ensemble présente ce caractère d’imposante solidité qui défie le temps. La longueur totale des bassins atteint 250 mètres, et la plus grande largeur du premier en dépasse 50. Ce grand ouvrage est aujourd’hui à peine terminé, et l’on enduisait de stuc le réservoir principal quand je visitai les travaux au mois de juillet 1861. Ce stuc recouvre comme d’un vernis imperméable les paremens intérieurs de chaque citerne et prévient la filtration de l’eau.