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rues de la boue et du brouillard de Londres, ramasse un ami pour converser encore, et s’emploie à prononcer des oracles et à soutenir des thèses jusqu’à quatre heures du matin.

Là-dessus nous demandons si c’est l’audace libérale de ses opinions qui séduit. Ses amis répondent qu’il n’y a pas de partisan plus intraitable de la règle. On l’appelle l’Hercule du torysme. Dès l’enfance, il a déserté les whigs, et jamais il n’a parlé d’eux que comme de malfaiteurs publics. Il les insulte jusque dans son dictionnaire. Il exalte Jacques II et Charles II comme deux des meilleurs rois qui aient jamais régné. Il justifie les taxes arbitraires que le gouvernement prétend lever sur les Américains. Il déclare que « l’esprit whig est la négation de tout principe, » que « le premier whig a été le diable, » que « la couronne n’a pas assez de pouvoir, » que « le genre humain ne peut être heureux que dans un état d’inégalité et de subordination. » Pour nous, Français du temps, admirateurs du Contrat social, nous sentons bien vite que nous ne sommes plus en France. Et que sentirons-nous, bon Dieu ! quand, un instant après, nous entendions le docteur continuer ainsi : « Rousseau est un des pires hommes qu’il y ait, un coquin qui mérite d’être chassé de toute société, comme il l’a été. C’est une honte qu’il soit protégé dans notre pays. Je signerais une sentence de déportation contre lui plus volontiers que contre aucun des drôles qui sont sortis d’Old Bailey depuis bien des années. Oui, je voudrais le voir travailler dans les plantations. » — Il paraît qu’on ne goûte pas dans ce pays les novateurs philosophes ; voyons si Voltaire sera plus épargné : « De Rousseau ou de lui, il est difficile de décider lequel est le plus grand vaurien. » — à la bonne heure, ceci est net. Mais quoi ! est-ce qu’on ne peut pas chercher la vérité en dehors d’une église établie ? Non, « aucun honnête homme ne peut être déiste, car aucun homme ne peut l’être après avoir examiné loyalement les preuves du christianisme. » — Voilà un chrétien péremptoire ; nous n’en avons guère en France d’aussi décidés. Bien plus, il est anglican, passionné pour la hiérarchie, admirateur de l’ordre établi, hostile aux dissidens. Vous le verrez saluer un archevêque avec une vénération particulière. Vous l’entendrez blâmer un de ses amis d’avoir oublié le nom de Jésus-Christ en récitant les grâces. Si vous lui parlez d’une méthodiste qui convertit les gens, il vous dira qu’une femme qui prêche est comme un chien qui marche sur les pattes de derrière, que cela est curieux, mais n’est point beau. Il est conservateur et ne craint point d’être suranné. Sachez qu’il est allé à une heure du matin dans l’église de Saint-Jean de Clerkenwell pour interroger un esprit tourmenté qui revenait. Si vous aviez entre les mains son journal, vous y trouveriez des prières ferventes,