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consentait à parler, il disputait, vociférait, faisait de la conversation un pugilat, arrachait n’importe comment la victoire, imposait son opinion doctoralement, impétueusement, et brutalisait les gens qu’il réfutait. « Monsieur, je m’aperçois que vous êtes un misérable whig. — Ma chère dame, ne parlez plus de ceci, la sottise ne peut être défendue que par la sottise. — Monsieur, j’ai voulu être incivil avec vous, pensant que vous l’étiez avec moi. » Cependant, tout en prononçant, il faisait des bruits étranges, « tantôt tournant la bouche comme s’il ruminait, tantôt sifflant à mi-voix, tantôt claquant de la langue comme quelqu’un qui glousse. » à la fin de sa période, il soufflait à la façon d’une baleine, son ventre ballottait, et il lançait une douzaine de tasses de thé dans son estomac.

Alors tout bas, avec précaution, on questionnait Garrick ou Boswell sur l’histoire et les habitudes de cet ogre grotesque. Il avait vécu en cynique et en excentrique, ayant passé sa jeunesse à lire au hasard dans une boutique, surtout des in-folio latins, même les plus ignorés, par exemple Macrobe ; il avait découvert les œuvres latines de Pétrarque en cherchant des pommes, et crut trouver des ressources en proposant au public une édition de Politien. À vingt-cinq ans, il avait épousé par amour une femme de cinquante, courte, mafflue, rouge, habillée de couleurs voyantes, qui se mettait sur les joues un demi-pouce de fard, et qui avait des enfans du même âge que lui. Arrivé à Londres pour gagner son pain, les uns à ses grimaces convulsives l’avaient pris pour un idiot, les autres à l’aspect de son tronc massif lui avaient conseillé de se faire portefaix. Trente ans durant, il avait travaillé en manœuvre pour les libraires, qu’il rossait lorsqu’ils devenaient impertinens, toujours râpé, ayant une fois jeûné deux jours, content lorsqu’il pouvait dîner avec six pence de viande et un penny de pain, ayant écrit un roman en huit nuits pour payer l’enterrement de sa mère. À présent, pensionné par le roi, exempt de sa corvée journalière, il suit son indolence naturelle, reste au lit souvent jusqu’à midi et au-delà. C’est à cette heure qu’on va le voir. On monte l’escalier d’une triste maison située au nord de Fleet-Street, le quartier affaire de Londres, dans une cour étroite et obscure, et l’on entend en passant les gronderies de quatre femmes et d’un vieux médecin charlatan, pauvres créatures sans ressources, infirmes, et d’un mauvais caractère, qu’il a recueillies, qu’il nourrit, qui le tracassent ou qui l’insultent ; on demande le docteur, un nègre ouvre ; une assemblée se forme autour du lit magistral ; il y a toujours à son lever quantité de gens distingués, même des dames. Ainsi entouré, il « déclame » jusqu’à l’heure du dîner, va à la taverne, puis disserte tout le soir, sort pour jouir dans les