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à droite, à gauche, par des prolongemens et des ramifications invisibles, s’enfoncent au plus profond des caractères et dans les plus lointains des événemens. Au lieu d’extraire, comme le reste des romanciers, la grosse racine principale, Sterne, avec des ménagemens et des réussites merveilleuses, s’applique à retirer l’écheveau embrouillé des filamens innombrables qui sinueusement plongent et s’éparpillent pour aller de tous côtés pomper la sève et la vie. Si grêles, si entrelacés, si enfouis qu’ils soient, il atteint jusqu’à eux ; il les démêle, il ne les casse point, il les rapporte à la lumière, et là où nous n’imaginions qu’une simple tige, nous contemplons avec étonnement la population et la végétation souterraine des fibres multipliées et des fibrilles par qui la plante visible végète et se soutient.

Voilà certes un talent étrange, composé d’aveuglement et de clairvoyance, et qui ressemble à ces maladies de la rétine dans lesquelles le nerf surexcité devient à la fois obtus et perspicace, incapable d’apercevoir ce que les yeux les plus ordinaires atteignent, capable d’apercevoir ce que les yeux les plus perçans ne saisissent pas. En effet, Sterne est un malade humoriste et excentrique, ecclésiastique et libertin, joueur de violon et philosophe, qui en toutes choses prend le contre-pied d’autrui. Son livre est comme un grand magasin de bric-à-brac où les curiosités de tout siècle, de toute espèce et de tout pays gisent entassées pêle-mêle : textes d’excommunication, consultations médicales, passages d’auteurs inconnus ou imaginaires, bribes d’érudition scolastique, enfilades d’histoires saugrenues, dissertations, digressions, apostrophes au lecteur. Sa plume le mène : ni suite, ni plan ; tout au contraire, quand il rencontre l’ordre, il le défait exprès ; d’un coup de pied, il fait rouler sur son histoire commencée la pile des in-folio voisins et gambade par-dessus. Il s’amuse à nous désappointer, à nous dérouter par les interruptions et les attentes. La gravité lui déplaît, il la traite d’hypocrite ; à son gré, la folie vaut mieux, et il se peint dans Yorick. Chez un esprit bien bâti, les idées défilent en procession avec un mouvement ou une accélération uniforme ; dans cette tête bizarre, elles sautillent comme une cohue de masques en carnaval, par bandes, chacune tirant sa voisine par les pieds, par la tête, par un pan d’habit, avec le remue-ménage le plus universel et le plus imprévu. Toutes ses petites phrases coupées sont des soubresauts ; on halète à les lire. Le ton ne reste jamais deux minutes le même : le rire vient, puis un commencement d’émotion, puis le scandale, puis l’étonnement, puis l’attendrissement, puis encore le rire. Le malin bouffon tire et brouille les fils de tous nos sentimens, et nous fait aller deci, delà, baroquement, comme des marionnettes. Entre tous ces fils, il y en