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consolation de mes vieux jours ; mais je suis décidé à la mettre à la porte : elle mendiera, elle crèvera de faim, elle pourrira dans la rue. Pas un sou, pas un sou ! elle n’aura jamais un sou de moi ! Ce fils de chienne a toujours été bon pour tirer le lièvre au gîte. Le diable le crève ! Je ne savais guère la minette qu’il avait en vue ; mais ce sera le plus mauvais gibier qu’il ait levé de sa vie. Il n’en aura que la carcasse ; sa peau est tout ce qu’il en aura ! »

Sa fille essaie de le raisonner, il tempête. Alors elle parle de tendresse et d’obéissance ; d’allégresse il saute par la chambre, et les larmes lui viennent aux yeux. À ce mot, elle reprend ses supplications ; il grince les dents, il serre les poings, il frappe du pied. « Tu l’épouseras, tu l’auras ! le diable m’emporte ! tu l’auras, quand tu te pendrais le lendemain matin ! » Il ne peut pas trouver une raison, il ne sait que lui dire d’être bonne fille. Il se contredit, il défait ses propres projets : il est comme un taureau aveugle qui butte à droite, à gauche, revient sur ses pas, n’atteint personne et piétine en place. Au moindre bruit, il fonce en avant, outrageusement, sans savoir pourquoi. Ses idées ne sont que des frémissemens ou des élans de la chair et du sang. Jamais l’animal physique n’a plus entièrement recouvert et absorbé l’homme. Il en devient grotesque, tant il est naïf et près de la brute ; il se laisse mener, il a des mots d’enfant : « Je ne sais pas comment cela arrive ; mais le diable m’emporte, Allworthy, si vous ne me faites pas toujours faire justement ce qu’il vous plaît. Et pourtant j’ai un aussi bon domaine que vous, et je suis justice aussi bien que vous-même. » Rien ne tient en lui ni ne dure ; il est tout de primesaut ; il ne vit que pour le moment. Rancune, intérêt, aucune des passions à longue portée n’a de prise sur lui. Il embrasse les gens que tout à l’heure il voulait assommer. Tout disparaît pour lui dans la fougue de la passion présente ; elle lui arrive au cerveau comme un flot soudain qui noie le reste. À présent qu’il est réconcilié avec Tom, il n’a pas de cesse que Tom n’ait sa fille. « C’est Tom qui la chiffonnera. Sus, sus, mon garçon, en avant sur elle ! Voilà ce que c’est, mes petits agneaux. Eh bien ! est-ce convenu ? Sera-ce demain ou le jour d’après ? Ce ne sera pas une minute plus tard que le jour d’après, j’y suis décidé. Allons donc, Tom, je te dis que ce sont des grimaces. Par le sang-Dieu ! elle voudrait que le mariage fût pour cette nuit ; elle le voudrait de tout son cœur. N’est-ce pas, Sophie, que tu le voudrais ? Vois-tu, Allworthy, je te parie cinq guinées contre un écu que de demain en neuf mois nous aurons un garçon ! Écoute ! dis-moi, qu’est-ce que tu choisis ? du bourgogne, du Champagne, ou bien quoi ? Par Dieu ! nous ferons ripaille cette nuit. » Et lorsqu’il devient grand-père, il passe son temps auprès des nourrices, déclarant que « le babil de la petite fille est une musique