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première princesse de la terre, sachant ou même imaginant qu’elle a pu balancer une minute entre un empereur et moi ! » On le trouve gai, brillant, causeur ; cette pétulance de la verve animale n’est qu’un dehors ; il est barbare, il plaisante atrocement, froidement, en bourreau du mal qu’il a fait et qu’il veut faire. Voyez de quel air il rassure un pauvre domestique inquiet de lui avoir livré Clarisse : « Mon cher Joseph, ne vous tourmentez pas. On a tort de me faire une mauvaise renommée. Je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis de miss Betterton. J’ai pris le deuil pour elle, quoiqu’à l’étranger ; distinction que j’ai toujours accordée aux dignes créatures qui sont mortes en couches de moi. » Il faut dire qu’en ce pays, les viveurs de cette époque jettent la chair humaine à la voirie : tel gentilhomme ami de Lovelace détourne une jeune fille innocente, l’enivre, passe la nuit avec elle dans une maison publique, l’y laisse pour payer l’écot, et se frotte les mains tranquillement en apprenant quinze jours après que la maîtresse l’a mise en prison, et qu’elle y est morte folle. Les débauchés chez nous ne sont que des drôles[1], ici ils sont des scélérats ; la méchanceté y empoisonne l’amour. Lovelace hait Clarisse encore plus qu’il ne l’aime. Il a un livre sur lequel il tient note de toutes les offenses qu’il a reçues d’elle et des Harlowe. Il le relit quand il est près d’être attendri ; il s’irrite qu’elle ose se défendre : « J’enseignerai à la chère charmante créature à rivaliser avec moi en inventions ; je lui enseignerai à ourdir des toiles et des complots contre son vainqueur ! » Ils sont aux prises, « c’est une lutte à qui des deux défera l’autre. » Ni trêve, ni relâche. « Lorsqu’il entreprend une chose ou qu’il y met son cœur, il est le plus industrieux mortel et le plus persévérant sous le soleil. » Il l’assiège et l’obsède ; il passe des nuits autour de sa maison, il donne aux Harlowe des valets de sa main, il forge des histoires, il amène des personnages supposés, il fabrique des lettres. Il n’y a point de dépense, de fatigue, de machinations, de déloyautés qu’il n’entreprenne. Toutes les armes lui sont bonnes. Il creuse et combine à distance dix, vingt, cinquante souterrains, qui tous se réunissent dans la même mine. Il remédie à tout, il est prêt sur tout, il devine tout, il ose tout, contre tout devoir, toute humanité, tout bon sens, en dépit des prières de ses amis, des supplications de Clarisse, des remords de son propre cœur. La volonté excessive devient ici, comme chez les Harlowe, un engrenage d’acier qui tord et broie ce qu’il devrait plier, jusqu’à ce qu’enfin, à force d’impétuosité aveugle, il se brise lui-même par-dessus les débris qu’il a faits.

Contre de tels assauts, quelles ressources a Clarisse ? Une volonté égale. Elle aussi est armée en guerre. « Après un strict examen de

  1. Mémoires du maréchal de Richelieu.