Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« La pieuse Clarisse éprise d’un viveur ! Ses parens obligés de l’enfermer à clé pour qu’elle ne coure pas dans ses bras ! Dites-moi, ma chère, quelle est maintenant la distribution de votre journée ? Combien d’heures sur vingt-quatre donnez-vous à votre aiguille ? combien à vos prières ? et combien à l’amour ? Je crois, je crois, ma petite chérie, que ce dernier article est comme la verge d’Aaron, il avale le reste… Vous plierez ou vous romprez, voilà tout, mon enfant. » Là-dessus elle va prendre la harpe, et se met à chantonner en s’accompagnant pour montrer son indifférence : « Ma douce sœur Clary ! mon cher cœur ! mon petit amour ! conduirai-je votre seigneurie en bas de l’escalier ? Allons, ma chère maussade silencieuse, dites-moi un seul mot ; vous en direz bientôt deux à M. Solmes. » Puis, voyant Clarisse éclater en sanglots, elle lui essuie les yeux avec une tendresse dérisoire : « Parfait ! parfait ! un cri de roman, le cri d’un tendre cœur qui saigne ! » — « Tenez, voici les échantillons des étoffes ; celui-ci est joli, mais cet autre est tout à fait charmant. À votre place, j’en ferais une robe pour ma nuit de noces. Et que diriez-vous d’un vêtement de velours ? Cela ferait une grande figure dans une église de village. Du velours cramoisi, je suppose. Un si beau teint que le vôtre, comme cela le fera ressortir ! Vous soupirez, mon amour ? Mais du velours noir ! Du velours noir, belle comme vous l’êtes, avec ces yeux charmans, brillans comme un soleil d’avril à travers un nuage d’hiver ? Est-ce que Lovelace ne vous dit pas que ces yeux-là sont charmans ? » Puis lorsqu’on lui rappelle qu’il y a trois mois elle ne trouvait point Lovelace si méprisable, elle suffoque de fureur ; elle veut battre sa sœur, elle ne peut plus parler, elle crie à sa tante d’une voix sifflante : « Partons, madame, laissons la créature s’enfler jusqu’à ce qu’elle crève de son venin ! » On croit voir une meute de chiens qui courent une biche, qui l’atteignent, la blessent et s’acharnent encore, d’autant plus féroces qu’ils ont déjà goûté son sang.

Au dernier moment, quand elle croit leur échapper, voici qu’une nouvelle chasse commence, plus dangereuse que l’autre. Lovelace a toutes les mauvaises passions des Harlowe,. et par surcroît du génie pour les aiguiser et les empirer. Quel caractère ! Combien anglais ! combien différent du don Juan de Mozart ou de Molière ! Avant tout, la superbe intraitable, le désir de plier autrui, l’esprit militant, le besoin de triomphe ; les sens ne viennent qu’ensuite. Il épargne une jeune fille innocente, parce qu’il la sait facile à vaincre, et que la grand’mère l’a supplié de ne point la tenter. Sa devise est « d’abattre les superbes. » « J’aime l’opposition, » dit-il ailleurs. Au fond, l’orgueil, l’orgueil infini, insatiable, insensé, est le premier ressort, l’unique ressort de tout son être. Il avoue quelque part qu’il se croit l’égal de César, et que c’est par pur caprice qu’il se rabat à des conquêtes privées. « Que je sois damné si je voudrais épouser la