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même au repos, menaçait. Élancé, de belle tournure et puissamment musclé, -il avait pourtant cette démarche incertaine et déviante qu’on remarque assez ordinairement chez les aliénés.

— Docteur, dit-il avec un sourire et une inclinaison de tête fort respectueuse adressée à la maîtresse de la maison, quelques personnes m’invitent à chanter… Vous savez qu’au régiment je passais pour avoir une voix magnifique… Permettez-vous ?

— Comment donc ? s’écria M. X…, se redressant tout ranimé. Avec plaisir, mon bon ami… Que n’y avons-nous songé plus tôt ?… Chantez, mon cher, chantez tant que vous voudrez !

Le jeune musicien, — qu’on désignait dans la maison sous le titre du « capitaine, » — exprima sa reconnaissance par un nouveau sourire. — Je vais donc, reprit-il, vous dire un air guerrier,… un air écossais… Ces airs-là vont à mon ancienne profession…

Les hommes aussitôt vinrent se grouper autour du sofa. Le docteur alla lui-même chercher les dames, qui se tenaient sur la réserve, et quand ce remue-ménage eut cessé : — Çà, dit le chanteur, il me faut le costume de mon rôle… Voudriez-vous, miss, me prêter un moment votre écharpe ?…

Il s’adressait à une jeune fille de complexion délicate, et dont le regard vague indiquait une sorte d’imbécillité paisible. — Merci, continua le « capitaine. » Et vous, docteur, passez-moi votre canne à pomme d’or… Nous supposerons que c’est une épée… Fort bien, maintenant !… J’ai mon tartan autour des reins, je tiens en main ma claymore… Par le Dieu vivant, me revoilà soldat de la tête aux pieds !…

Il se mit, après cette exclamation, à marcher de long en large dans le salon, la tête baissée, absorbé dans ses réflexions, et se frappant parfois le front, comme pour évoquer un souvenir rebelle. Ce souvenir, à la traverse duquel s’interposaient de nouvelles pensées, parut lui être rendu tout à coup. Il s’arrêta soudain. Sa physionomie rayonna, ses regards s’animèrent, et d’une voix vibrante, — avec une sorte de cri sauvage qui fit tressaillir dans leur obscur abri les six gardiens étonnés, — il entonna le fameux chant de guerre des compagnons de Wallace :

Scots wha hae wi’Wallace bled…

Tout en chantant, il marchait, il gesticulait, dominé sans doute par l’illusion poétique, et se croyant au milieu des scènes sanglantes dont la vieille ballade a perpétué la mémoire. Évidemment un accès de fureur se déclarait ; il était aussi complètement fou que le jour de son entrée dans l’établissement, et ce jour-là on l’avait emmené tout droit aux donjons. Lorsqu’entre deux couplets il se proclama