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besoin. En somme, ils se repoussaient au lieu de s’attirer, les hommes ayant honte, les femmes ayant peur. Ceux-là seuls semblaient n’éprouver aucune gêne qu’on avait pu convoquer à faire partie de l’orchestre, et à qui on ne laissait pas un moment de repos. Le docteur, lui, sans cesse sur pieds, sans cesse allant d’un côté ou d’autre, plaisantait, riait, faisait le galant auprès des dames, animait, égayait, entraînait les cavaliers, bruyant, causant, jovial au possible, mais très inquiet au fond d’avoir tant risqué.

Sans cette réserve qui tenait les hommes et les femmes obstinément séparés aux deux extrémités du salon, sans mistress X…, qui, boudant sur un des sofas, n’avait aucunement l’attitude accueillante et gracieuse d’une maîtresse de maison, — cette salle de bal, enguirlandée de houx, eût ressemblé à tout autre salon où trente personnes du monde auraient été réunies pour passer une soirée d’hiver. Ajoutons cependant, comme différence assez notable, les gardiens de la maison, — six robustes gaillards assis dans l’antichambre avec leurs gourdins plombés, — et qui, après avoir furtivement, chacun à son tour, étudié l’aspect général de la fête, s’entre-regardaient de temps à autre avec des grimaces significatives. Ce soir-là, ils avaient en fort petite estime l’intelligence du grand aliéniste.

Depuis une heure, le malheureux docteur s’évertuait, en nage et tout essoufflé. S’essuyant le front, il vint s’asseoir enfin auprès de mistress X…, et là cherchait une honnête issue à cette situation qu’il avait voulu affronter. — Vous voyez, lui dit sa grondeuse moitié, vous voyez qu’ils ne comprennent rien à tout ceci. Laissez-moi emmener et coucher les dames. — Non, répondit le docteur, s’acharnant à son idée… Ils finiront par se familiariser,. Attendons, voyons encore un peu !… — Et cependant, au fond du cœur, le docteur donnait raison à sa femme.

Tous les regards étaient sur lui. Fous et folles, lui trouvant l’air contrarié, se demandaient in petto ce qu’il attendait d’eux. Les joueurs, d’un commun accord, se levèrent de table. Sans s’être donné le mot, les trois violons fous quittèrent leurs pupitres, et la folle qui tenait le piano interrompit son quadrille pour regarder, elle aussi, le docteur. Restait un violon raisonnable, mais aveugle, qu’on avait loué pour la soirée, et qui, las, rebuté de faire sa partie dans un concerto où chacun jouait un air différent, cherchait vaguement de la main une bouteille absente, tout en se promettant de ne pas se griser pour ne point s’égarer ensuite dans les landes qu’il avait à traverser avant de rentrer chez lui.

Le silence s’était fait, — silence désagréable et gênant.

Un jeune homme s’avança tout à coup. Sa tête offrait d’étranges protubérances ; ses yeux noirs avaient un éclat singulier, et son regard,