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docteur prétendait les amener tous peu à peu. Quant à franchir cette limite et à s’élancer du troisième étage pour reprendre son rang dans le monde extérieur, ceci était tout bonnement impossible. Que fût devenue, à ce compte, la théorie du bon docteur sur les guérisons impossibles ? Que fussent devenus ses excellens rapports avec les héritiers par suite de mort civile ?

Tout naturellement on descendait en vertu de la même loi, et du rez-de-chaussée on allait parfois au fin fond des donjons souterrains, où l’on demeurait tant que la fureur n’était pas calmée, ce dont s’assurait chaque jour le docteur en causant avec les furieux, — à travers les grilles, bien entendu. Beaucoup, une fois plongés dans ces cachots souterrains, n’en sortaient plus. De fait, sous le règne de M. X…, ces espèces de puits étaient toujours à peu près pleins, et un grand nombre d’aliénés y étaient déjà morts, qu’on avait pieusement logés en terre sainte, dans un petit cimetière annexé à l’établissement.

Un soir de Noël, au milieu de ces grandes landes désertes sur lesquelles passaient en gémissant des rafales chargées de pluie, la grande maison rouge prit un aspect inusité. Toutes ses fenêtres étincelaient. On voyait derrière les rideaux s’agiter des silhouettes sautillantes. Longeant de près les murailles, vous eussiez entendu vaguement de joyeuses musiques, et les parquets craquer en cadence sous les pieds des danseurs : phénomène étrange dans un hospice d’aliénés.

Le fait est que le docteur, pris d’une curiosité toute scientifique, hasardait une expérience absolument nouvelle : il donnait à ses malades une soirée dansante ; je veux dire à ceux du second et du troisième étage, réunis ainsi pour la première fois depuis leur entrée dans l’établissement, et fort étonnés de l’aventure, à ce qu’il paraissait. Tous ou presque tous appartenaient aux classes distinguées de la société ; tous ou presque tous avaient gardé quelques traditions du monde élégant, et le docteur X… avait pensé qu’un appel ne serait peut-être pas fait en vain à leurs instincts, à leurs souvenirs. En conséquence, et par manière, d’épreuve, il les avait invités à venir danser, faire de la musique et jouer aux cartes dans un grand salon décoré, illuminé tout exprès pour la circonstance.

Il faut bien le dire, le succès de cette expérimentation se faisait attendre. Habitués à vivre très strictement séparés les uns des autres, les invités des deux sexes semblaient mal à l’aise, se regardant avec des airs effarés, et faisant bande à part dès que le docteur ne les contraignait pas, en organisant les quadrilles, à se donner la main et à se parler. Ils savaient fort bien les uns et les autres en quel endroit ils étaient, et la présence même de leur hôte, le souvenir de ses « rigueurs salutaires, » le leur eussent rappelé au