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hétérogènes dans la forme, elles se relient entre elles par l’unité de l’esprit qui les a inspirées. Peut-être cette permanence des intentions morales qui fait la force intime de l’art français a-t-elle pour résultat d’en immobiliser parfois l’expression pittoresque, d’en appesantir un peu les dehors ; peut-être ce besoin de penser et d’agir en commun, ces mérites plutôt doctes que spontanés, arrivent-ils dans notre école à prévaloir un peu trop sur le reste. En tout cas, s’il y a là quelque péril pour la verve et l’originalité personnelles, il n’y a rien qui ne corresponde aux instincts généraux de. la nation, rien qui ne suffise pour contenter les exigences de notre esprit. À nos goûts littéraires, même en matière de peinture, il faut un aliment substantiel ; à nos habitudes réfléchies, mais non rêveuses, à notre bon sens gaulois, ami des vérités pratiques, il faut autre chose que le pur spectacle du beau. Ce que nous voulons qu’on nous définisse partout, dans les musées comme au théâtre, ce que nos artistes de tous les temps ont réussi à formuler en parlant la langue commune des idées plutôt que la langue d’un art spécial, c’est la vraisemblance morale, la secrète signification des choses. Dans les œuvres italiennes au contraire, le charme, sans résider tout entier à la surface, apparaît à découvert et tient autant aux séductions extérieures, à la perfection de l’image, qu’au fond même des intentions. Rien qui accuse un long effort du raisonnement, un calcul de la volonté. On dirait que les peintres de Florence ou de Rome, de Parme ou de Venise, peignent pour le plaisir de peindre, comme plus tard et dans le même pays les musiciens chanteront pour chanter, chacun suivant ses inspirations propres et en proportion des dons reçus. De là cette variété infinie de talens, cette sincérité, cette aisance dans l’invention et dans le style qui assurent aux artistes de l’Italie la première place entre les artistes modernes. La gloire des écoles italiennes est d’avoir, sans corps de doctrines, sans unité de direction et par l’action isolée du génie, produit les plus grands maîtres et les plus belles œuvres que le monde ait vus depuis l’antiquité grecque. L’honneur de l’école française, — et ce succès est dû en grande partie à l’influence de l’Académie royale, — est de représenter dans l’art la discipline de la pensée, la raison, tantôt sévère, tantôt finement aiguisée, et de compter en foule, sinon des peintres dans le sens absolu du mot, au moins des moralistes pittoresques, des observateurs judicieux, qui se sont servis du pinceau, comme d’autres ont pris une plume, pour émouvoir notre cœur ou pour intéresser notre esprit.


HENRI DELABORDE.