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REVUE. — CHRONIQUE.

de la résidence sacrée du chef de l’empire du soleil levant ? Ni marchands ni matelots ne se rangeaient sur le passage d’un gouverneur, d’un prince même ; les chevaux des étrangers, lancés d’une manière sauvage à travers les routes et les rues, troublaient souvent l’ordre des cortèges les plus solennels, effrayaient les femmes et les enfans, et menaçaient la vie des passans ; la demeure des Japonais était continuellement envahie par d’importuns industriels qui pénétraient partout, laissant l’empreinte de leurs sales chaussures sur les belles nattes servant de table et de lit au propriétaire. À quelques milles de la capitale, dans un paysage où la chasse était un sacrilège, le plaisir meurtrier des étrangers troublait un silence séculaire.

Ce n’était pas tout encore : la présence des étrangers n’était pas seulement un outrage sanglant et perpétuel à la dignité, au patriotisme des Japonais ; elle portait aussi gravement atteinte au bien-être matériel du peuple. Depuis le jour néfaste où les hommes de l’Occident avaient mis pied sur la terre japonaise, la paix profonde et prospère qui y avait régné pendant des siècles n’existait plus ; des troubles intérieurs, des guerres extérieures menaçaient de désoler, de dévaster l’empire le plus florissant du monde. Les étrangers avaient apporté sur leurs vaisseaux des masses énormes d’argent, et avaient emporté des quantités considérables de soie, d’or, de thé, de denrées. L’argent, dont nul n’aurait eu besoin, n’avait fait aucun bien. Il avait enrichi quelques marchands, corrompu beaucoup d’officiers et d’ouvriers, troublé l’équilibre économique et politique du pays ; mais la soie, le thé, les étoffes, les meubles, toutes les denrées, se vendaient deux, trois, dix fois plus cher que par le passé. Un homme jadis riche avait de la peine à vivre aujourd’hui convenablement ; les employés subalternes étaient réduits à l’indigence, les pauvres à la misère. Non, encore une fois, les hommes de l’Occident n’étaient pas, ne pouvaient pas être amis des Japonais, et ceux-ci ne devaient pas les aimer ! Tous les bons patriotes étaient indignés, exaspérés, et si le prince de Mito, le grand daïmio, le grand patriote, le gosanke du Nippon[1], montrait sa haine ouvertement, il ne faisait que ce que tout Japonais se souvenant encore de la splendeur et de la félicité passées de sa belle patrie ferait à la place du prince.

Considérant cette disposition des esprits et sachant avec quelle facilité les officiers japonais font usage de l’épée formidable qui ne les quitte jamais, les ministres étrangers prirent de sages mesures de précaution. Plusieurs notifications émanées de M. Howard Vyse et de M. van Polsbroeck, consuls anglais et hollandais à Kanagawa, conseillèrent aux marchands étrangers résidant à Yokohama d’être prudens et justes dans leurs transactions avec les Japonais. Le port de revolvers et autres armes fut autorisé, l’institution d’un système de garde municipale recommandée, la chasse prohibée ; des personnes qui s’étaient rendues coupables de délits envers des Japonais, ou qui avaient contrevenu aux ordonnances et notifications publiées par les ministres et consuls, furent sévèrement punies. Malheureusement le zèle et l’activité des fonctionnaires ne pouvaient plus prévenir des malheurs que le passé avait préparés. La nécessité est la même pour tout le

  1. Frère du tycoun (empereur temporel du Japon) de par la loi, non de par la naissance.