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bientôt entre les révolutionnaires qui le poursuivaient d’une haine furieuse, qui le dévouaient déjà à la mort, et les rétrogrades, les amis du pape, qui auraient dû le soutenir, mais qui le livraient à la fureur de ses ennemis. L’exaspération était telle et déchaînée à ce point que plusieurs jours avant l’ouverture du parlement les desseins les plus sinistrés ne se cachaient même plus. La pensée d’un crime était dans l’air et troublait tous les esprits. Rossi soupçonnait bien qu’il se tramait quelque chose contre lui, mais il se fiait à la force publique, qu’il croyait fidèle. Le matin du jour où le parlement, s’ouvrait, il reçut de toutes parts des avertissemens ; on le prévenait qu’il devait être assassiné, et il répondait avec dédain : « Ils n’oseront. » Avant de se rendre aux chambres, il alla auprès du pape, qui était lui-même agité de pressentimens pénibles, et qui lui fit part de tous les bruits sinistres répandus dans Rome. Rossi répondit par un sourire et partit avec confiance. Lorsqu’il arriva au palais législatif, il fut reçu dans un certain désordre ; on l’entoura, et au moment où il gravissait l’escalier qui conduisait à la chambre, il sentit une main qui se posait sur son épaule ; il voulut se tourner, lançant un regard hautain, et aussitôt un coup de stylet le frappait à la gorge. La mort était presque instantanée. On sait maintenant ce que firent ces députés réunis dans une chambre au seuil de laquelle on venait d’égorger le premier ministre du pape : ils ne firent rien, ils se turent, et « pas une voix, dit un des plus remarquables Italiens de nos jours, M. Farini, pas une voix ne s’éleva pour demander pardon à Dieu et aux hommes d’un si grand forfait !! » C’est là ce que Balbo appelait justement un des crimes de 1848. C’était un poignard aiguisé par les passions révolutionnaires qui avait frappé Rossi, qui avait atteint en lui le plus grand, peut-être le seul obstacle vivant à la révolution ; mais il faut dire aussi que les rétrogrades romains, les partisans du vieux régime pontifical restèrent indifférens : ils se sentirent délivrés, et c’est ainsi qu’entre ces passions extrêmes se dénouait dans le sang la dernière tentative possible pour concilier la papauté temporelle avec l’Italie et l’esprit moderne.

Vivant, Rossi eût été débordé sans doute par la révolution d’abord, puis par la réaction ; mort, il a laissé après lui un doute qui s’élève naturellement aujourd’hui. Qu’eût-il fait, qu’eût-il pensé au milieu des événemens qui ont emporté l’Italie depuis quelques années ? Ce doute, il me semble, s’éclaire déjà d’un seul fait. Les révolutionnaires l’ont tué, la réaction, redevenue bientôt puissante dans les États-Romains, l’a oublié : elle a effacé jusqu’aux plus légères traces de son œuvre, et l’Italie nouvelle se montre affectueuse pour sa mémoire ; mais le secret de ce qu’il eût fait sans doute, de ce qu’il eût pensé, est bien plus encore dans toute sa vie,