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de tant de catastrophes et de ruines. Dans les sphères inférieures et pour les lecteurs vulgaires, il y avait le roman mélodramatique et larmoyant, le roman grivois et tapageur. Dans la génération suivante, et à mesure que nous approchons du temps présent, les différences subsistent encore, mais elles sont déjà moins tranchées : l’aristocratie et la démocratie littéraires, obéissant à la tendance universelle, commencent à se réunir et à se fondre. Il y eut bien sous la restauration, à travers le premier mouvement romantique, mal compris et mal défini, toute une bibliothèque bleue, dont les fournisseurs, aujourd’hui oubliés, eurent un moment l’honneur de compter dans leurs rangs le futur auteur d’Eugénie Grandet. Il y eut aussi, comme dans la politique et la société d’alors, d’étranges erreurs d’optique et des confusions singulières : des représentans emphatiques ou grotesques du faux romantisme acceptés, côte à côte avec Walter Scott ou Nodier, comme coopérateurs d’une œuvre commune ; les derniers radotages de Mme de Genlis se rencontrant sur les mêmes tables que les élégans récits de Mme de Souza ou de la duchesse de Duras. Les imaginations, dans cet heureux moment, étaient si bien disposées, si faciles à intéresser et à émouvoir, qu’elles ne refusaient rien ; elles laissaient à l’avenir le soin de faire le triage.

Après la révolution de juillet, on put croire que l’esprit romanesque, personnifié dans des noms glorieux et des œuvres éclatantes, surexcité par cette brûlante atmosphère où s’abîmaient, comme des métaux en fusion, les derniers restes des classifications sociales, arrivait à ce moment suprême où l’art se fait à la fois magistral et populaire, et réunit tous les publics en un seul, désormais capable d’apprécier et d’admirer ses beautés. Par malheur, en rapprochant toutes les classes, la révolution n’était pas encore parvenue à égaliser toutes les intelligences. Une fois les premières agitations calmées, la curiosité banale reprit ses droits, et l’on imagina à son profit cette monstrueuse hérésie de l’esprit romanesque, ce feuilleton-roman où se sont gaspillés, pour l’amusement d’innombrables lecteurs, quelques cerveaux puissans, égarés par une vogue insensée. Il faut bien avouer que l’épidémie fut à peu près générale, que ces œuvres, placées en dehors de toutes les lois de la raison et du goût, n’étaient plus, pour l’immense majorité du public, séparées que par une ligne presque imperceptible des véritables œuvres d’art. Malgré quelques protestations isolées, ce pêle-mêle dura jusqu’à ce qu’une révolution nouvelle donnât à la curiosité publique une autre pâture, et fît repentir la société de ses aveugles complaisances. Le roman-feuilleton fut relégué, ou peu s’en faut, aux catacombes, et l’esprit romanesque, se produisant désormais sous des formes et en des dimensions plus raisonnables, eut à chercher